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« …Sérieux ? Mais ça ruine totalement le personnage, comment tu veux avoir de la sympathie pour lui après quand- » Une offense, dans la voix - et de l’incompréhension dans tout le reste. Les sourcils froncés, penché par-dessus ma canette - froide entre mes doigts -, je toise Kiya’na, en face, dans l’espoir qu’elle- Elle confirme, et je m’adosse à mon siège en soupirant. « Tu vois ? C’est pour ça que les adaptations ça m’intéresse pas. Les types ils prennent un truc qui marchent bien, de la façon exacte dont ça a été écrit, et ils s’improvisent auteurs ou scénaristes et réécrivent des trucs différemment et ça n’a aucun putain de sens et- » Bataille répétée cent fois - le puriste des lignes d’encre (le papier qu’on brûle aux cendres) et la passionnée des images (coups de tonnerre dans les séquences épileptiques d’action).

À nos côtés, le terrain neutre - celui qui bascule d’un monde à l’autre (les vagues qui arpentent tous les rivages) - et en direction duquel mes prunelles échouent. « Liang, dis-lui toi, » et un rire, au bord de tes lèvres, et une gorgée froide et pétillante, et je me perds dans la tranquillité de ces instants qu’on a appris à multiplier, lentement, au fil des mois, depuis- Depuis.

De temps à autres, je ne peux m’empêcher de jeter des regards là-bas - je me souviens des chemins que j’ai empruntés pour m’y rendre. Je crois que j’ai moins peur, maintenant ; parce que cette nuit-là paraît irréelle et parce que, depuis, il y a eu l’attaque de Calléis, et Ivanna, et Redolent qui- Mon coeur se serre, j’inspire, je bois et je bascule de nouveau en direction de la conversation dont j’ai perdu le fil.

C’est une onde.
Quelque chose d’étrange - comme un souffle, un frisson, quelque chose qui interrompt les bavardages autour de nous et puis les nôtres, aussi ; quelque chose qui laisse nos souffles en suspens et nos regards interloqués. Une sensation coincée sous la peau, dans les os, une sensation rampante le long de l’échine, sentiment inquiétant et désagréable qui prend un peu à la gorge.
Les conversations se font à la fois plus emballées et plus timides, emportées mais à voix basse, comme une tentative de faire semblant mais peu convaincante, comme si brusquement, une chape de plomb s’était abattue sur toutes les présences du salon de thé.

Liang parle - une histoire d’aller chez lui, à laquelle je ne trouve qu’à hausser les épaules. « J’imagine, ouais, » mais le coeur n’y est pas, n’y est plus - toute mon attention portée à écouter les conversations qui nous entourent, les interrogations, les questionnements, les théories qui s’emmêlent mais sans rien qui fasse sens. J’entends le nom d’Ivanna, quelqu’un qui se demande s’il ne s’agit pas d’une de ses manigances, d’un piège - et quelqu’un d’autre qui, en relevant le nez de son écran, annonce que les autres îles l’ont sentie aussi.
L’onde, le souffle, la vibration ou quoique ce soit dont il ait pu s’agir.

Lentement, je tire mon portable de ma poche, déverrouille l’écran, ouvre l’application des messages et presse l’un des premiers noms, un peu d’inquiétude logée sous les côtes.


Je songe à Axiom, à Fleur, à Lukas, et à- Calléis. Alice, et Harmon’île, et on a déjà trop souffert et- (Un chuchotement). Je cherche autour de moi - mais personne n’est penché dans ma direction, personne ne- (Venez, venez, venez) et, une seconde, j’oublie de respirer. Vous l’entendez ? j’aimerais demander - mais plus rien ne répond, et je me contente d’écouter.

Quelqu’un entre, un peu brusquement - deux femmes un peu plus âgées que nous, qui viennent se glisser à la table d’à côté, y’a un groupe de jeunes qui vient de revenir de là-bas et je m’efforce de me concentrer, d’ignorer les chuchotis dans mon crâne, de- Ils ont dit qu’ils avaient entendu de l’eau et qu’ils venaient de derrière les collines à l’ouest et-
Derrière les collines à l’ouest ? Il y a le fleuve Félicité, à l’est de Verpré, mais à l’ouest ? À l’ouest- A-t-on jamais entendu parler de ce qu’il s’y dissimule ?

Les collines, les collines ; c’est- « Faut qu'on aille voir ce que c'est. On peut pas faire comme si c'était rien, pas vrai ? » Je repose les yeux sur Kiya’na. Il faut qu’on aille voir ce que c’est ; et même si la méfiance devrait me ronger, et même si les résidus de mes blessures devraient me retenir dans dans sécurité de la ville- L’appel m’attire.
(Je dois savoir ce dont il s’agit.)

Alors, je hoche la tête, lentement - avec moins d’emportement, peut-être, que j’en aurais eu avant. « J’en suis. » C’est l’instant que choisit l’écran de mon portable pour s’allumer, et- Je fronce le nez.

de : Lukas
Pense à préparer un minimum avant

…Sérieusement ? - Un peu d’amusement, malgré tout, sous les côtes ; je choisis d’ignorer et de verrouiller l’appareil, de finir ma canette et d’emboîter le pas à Liang et Kiya’na. Je dois savoir, c’est plus fort que moi, c’est- (J’ai dit que j’arrêterai, que j’arrêterai de ne penser qu’à moi, d’agir comme je l’ai trop fait, de-) Mais je ne suis pas seul, et il y a Liang, alors je ne prendrai jamais plus de risques que nécessaire, plus de-

de : Lukas
Fais attention à Liang

Et j’adresse un regard en biais à l’intéressé - qui me tient la main sans même que je ne relève plus vraiment le geste, maintenant, devenu une espèce d’habitude qui le compose lui et à laquelle je me suis accoutumée s’il faut ça pour le rassurer, l’ancrer (le ramener et le garder) -, l’esquisse d’un sourire au bord des lèvres (je ne laisserai rien lui arriver). Oneira sur l’épaule, penchée par dessus mon écran comme si elle pouvait ne serait-ce que déchiffrer ce que j’écris, j’esquive quelqu’un qui avance en sens contraire dans la rue qu’on emprunte. Direction le téléporteur, je crois-


Liang me haïrait.
(Mais il n’a pas besoin de savoir, pas vrai ?

« Du coup, euh, on va aux téléporteurs pour- la prairie des moulins, et on bouge à partir de là, c’est ça ? » Pour réfléchir à la suite, pendant que Liang s’emballe et que Kiya’na le rassure, tant bien que mal (et une part de moi s’en veut, un peu, peut-être, de l’entraîner avec nous quand il nous intimait à la sécurité, mais c’est plus fort que moi et ce serait avec ou sans lui et-)

de : Lukas
Toi et Kiya aussi, si possible

Un sourire, au bord des lèvres - ça devrait aller. On a affronté pire ; on a vu du monde un sacré paquet d’horreurs et puis- Et puis, maintenant, il y a Mettle, et Bellum, et des souvenirs réconfortants d’heures assassinées dans les airs. On n’est plus désarmés. On n’est plus ceux qu’on était en septembre dernier ; on est plus forts, plus déterminés - il faudra désormais tellement plus que ça pour nous faire tomber.



de : Lukas
Malheureusement, oui

J’étouffe un rire - je presse le pas. Je franchis les téléporteurs le premier, inspire l’air frais et fleuri de la prairie, déjà embrassée par le printemps, et me tourne en direction de Liang lorsqu’il me rejoint. Un pas en avant, deux, je me penche dans sa direction, comme sur le ton de la confidence amusée. « Lukas s’inquiète pour toi, » un souffle, presque aussi bas que les murmures qui continuent de siffler dans mon crâne, et je m’écarte en riant - le coeur un peu plus léger à l’idée de partir, de bouger, d’explorer, les veines déjà pulsées par l’adrénaline et-
Ciel, je crois que ça m’avait manqué.

Trois semaines depuis mon retour, j’en porte encore phalange brisée et sutures qui tiraillent le long de ma jambe et de mon bras, mais j’en redemande déjà. C’est comme d’être en vol, c’est comme bouger, partout, tout l’temps, c’est devenu un besoin viscéral et le quotidien paraît plus gris et mon souvenir des neiges d’Adamantia, bien plus coloré que l’horizon morne de ma routine retrouvée.

J’y voyais un échec cuisant, lorsque mes pas ont de nouveau foulé Hoarford, et puis Harmon’île - à présent, je ne sais plus rien y voir d’autre qu’un commencement, que le début de quelque chose de plus grand que ce à quoi je m’attendais. Je n’ai pas sauvé Redolent, je n’ai pas trouvé la réponse à mes questions dans les méandres des forêt, des crevasses, des plaines et des grottes d’Adamantia - mais j’y ai retrouvé un feu que j’étais persuadé d’avoir perdu depuis longtemps.
(Je me suis rappelé ce que j’aime de ce monde que j’arpente depuis des mois ; rappelé que mon existence ne s’arrête pas aux contours de ma mémoire oubliée mais qu’elle se compose de tout ce que j’en fais.)

de : Lukas
C'est difficile de voler avec un bras en moins, je t'assure


Je libère Mettle de sa Pokéball, accrochée à ma cuisse - j’ai gardé cette façon de faire d’Adamantia, les lanières de faux cuir plus pratiques et confortables qu’à la ceinture, plus accessible qu’au fond de mon sac, déjà investi de ma bouteille, d’une lampe (petite, mais étonnamment puissante depuis que j’en ai changé les piles), et d’une petite trousse de secours dont je n’imagine plus me passer depuis que je suis parti (et sans laquelle je ne serais peut-être pas rentré).
La Bruyverne s’ébroue, lève la tête et ouvre la gueule et puis, une poignée de secondes plus tard, s’en retourne dans notre direction et ouvre grand les ailes, un cri enjoué pour salutation à l’intention de Liang. « Bonjour à toi aussi, oui, » je lance, en tendant la main pour flatter la fourrure épaisse à la base de son cou.

de : Lukas
J'ai toujours été un optimiste.

Je ris, malgré moi, avant que l’arrivée de Kiya’na ne me détourne de l’écran et- Je fronce les sourcils. Il y a- Elle a pleuré ? Elle a envie de pleurer ? Difficile à dire ; elle esquive nos regards mais le sien paraît voilé et- Peu importe - elle aurait déjà parlé si elle en avait l’intention.

Bellum libéré - une immensité dans le pré -, quelques pianotements sur l’écran, je bascule mon poids d’un pied sur l’autre tandis que les informations chargent et- « Okay- Donc, y’a à peu près une soixantaine de kilomètres d’ici les collines, p’t’être un peu moins- Donc, en vol, à la vitesse de Bellum, uh, p’t’être deux heures, si on y va vraiiiment tranquille ? Une heure trente- Un peu moins, j’sais pas trop. » Trois quarts d’heure avec Mettle au pas, (beaucoup) moins avec sa vitesse de croisière, mais- Eh. Bellum.
« Eh, Liang, » je lance, en devinant la peur nouvelle qui s’est emparée de lui. « T’as entendu ce qu’on disait, tout à l’heure, hein ? On sait faire, on gère, il va rien t’arriver. » Et une pause - un rictus, et un regard en biais en direction de Kiya’na, tandis que je m’approche de Mettle. « Mais j’pense tu devrais grimper avec Kiya’, Bellum est plus lent et plus stable- Et plus grand aussi, vous aurez moins de peine à y tenir à deux, » et un sourire, comme si c’était évident (et ça l’est peut-être un peu, le raisonnement pas vraiment erroné).

Répartition des charges effectuées, sitôt que Liang me tourne le dos pour s’approcher de Kiya’na, j’adresse à cette dernière un sourire et, main saine tendue, pouce, majeur et annulaire joints, index et auriculaire dressés, je lui destine notre - il paraît - signe de ralliement en guise de moquerie bon enfant, deal with it dans l’intention.
L’instant qui suit, je me hisse sur le dos de Mettle, une grimace légère au bord des lèvres quand tout tiraille sur ma cuisse et mon mollet, et me redresse. Je sors une dernière fois mon portable, tandis que les autres s’installent.



Une hésitation.




Je range l’appareil, au fond de la poche de mon jean et, après m’être assuré que les mouvements ne risquent pas de le faire tomber, j’adresse à mes amis un sourire que j’espère confiant (quand bien même l’impatience (les murmures) me poussent à m’envoler dans l’instant). « Si un de nous tombe, c’est Mettle qui fonce, » je lance, un coup d’oeil adressé à Kiya’na en signe de toi-même tu sais - les consignes volées à notre Fellowship of the Sky dont le nom m’arrache encore un sourire. « On va jusque là-bas, on voit c’que c’est- » Et mes prunelles se posent sur l’horizon, droit devant. « Si y’a le moindre danger ou si on s’rend compte que y’en a pour trop longtemps, on fait demi-tour. »
Pas de questions, pas de peut-être que - parce que j’ai dit qu’on reviendrait entiers.

« Allez ! » Un éclat, et la secousse devenue familière - tout le corps de Mettle qui se déploie, ses ailes en battements et les soubresauts turbulents, mes mains serrées sur la fourrure de la Bruyverne et- On vole. Les mètres avalés au-dessus du sol, et Verpré qui rapetisse à mesure qu’on s’élève et qu’on s’éloigne.
Un rire, quelque part, en travers de ma gorge - et je braque mon regard en direction de notre objectif, le coeur en battements chamade sous les côtes.

Lentis, si tu savais comme tu m’as manquée.