Menu

6 janvier 2004, Jedd rencontre la mort. Le rideau de la nuit s'est abattu sans sommation devant ses yeux innocents. Il n'y pense pas. Il ne veut pas. Mais le même craquement métallique resurgit inlassablement et le laisse vulnérable. Il se cache. Les autres ne peuvent pas le voir dans cet état. Il ne peut pas se voir, car il refuse de la laisser partir. L’odeur ferreuse du sang qui imprègne ses pieds immobiles d’enfant ne le quittera jamais.

Établie depuis des générations dans une maison cossue de Vestigion, la famille Branet est une riche famille de l’industrie de la pokéball. La mère Joyce, passionnée de mythologie, est un véritable rat de bibliothèque. C’est une mère aimante bien qu’elle soit constamment dans la lune, ce qui lui vaut souvent des remarques désobligeantes. Elle se plaît à dire que le goût invétéré de son fils pour la lecture vient d’elle. Cela la rassurait de voir que son fils lui ressemblait, lui donnait le sentiment de contrôle bien trop rare dans sa vie. Toute sa vie on lui avait appris à ne pas faire de vagues, à ne pas parler trop fort et à faire ce qu’on lui demandait : en tant que cadette, elle n’avait pas son mot à dire. Alors elle trouva refuge dans les livres qu’elle dévorait par dizaines.

Son père, Jedd n’en connaît que l’ombre menaçante de la main qui distribuait les punitions. Absorbé par son travail, il n’était presque jamais à la maison. D’après Joyce, il avait un bon fond et n’était pas comme ça avant. Jedd n’a jamais eu envie d’en savoir davantage. La présence chaleureuse de sa mère lui suffisait et il avait aussi sa petite sœur. Elle était tout pour lui et il était tout pour elle. Cela fait longtemps que les souvenirs de sa sœur ont quitté l’esprit de Jedd, seule reste la chimère de l’amour fantôme qu’il lui porte. Elle s’enroule autour de son cou, bloquant sa gorge et les mots qui s’y forment, pour que finalement ses crocs empoisonnés s’y plantent et plongent Jedd dans un mutisme complet. Il revoit encore régulièrement les images du Séviper sauvage s’introduire dans la pièce à vivre et prendre la vie de sa sœur.

A partir de ce moment, Jedd ne parla plus pendant plusieurs mois, au grand désarroi de sa mère, qui au fond comprenait le néant que traversait son fils. Elle aussi en était entouré en permanence et il était peut-être plus dense encore que celui de Jedd. Plus noir que du jaspe charbonneux et plus dense encore, elle était néanmoins protégée par la carapace qu’ont les adultes après avoir vécu des coups du sort. Pendant ce temps, son fils affrontait la tempête de plein fouet.

12 septembre 2008, Jedd rencontre Eyael. Ils étaient assis côte à côte dans l’amphi quand Eyael rompt le silence tendu qui s’était installé entre eux.

- Hep réveille toi le cours va commencer
- Je dormais pas…
- Tant mieux alors ! Salut, moi c’est Eyael, je viens de débarquer ici depuis Lentis. Excuse-moi pour tout à l’heure mais tu avais l’air aussi perdu qu’un Chuchmur au beau milieu d’un concert de rock.
- En-enchanté, moi c’est Jedd. Je viens de Vesti-
- BON, le cours a commencé on discutera plus tard, ce serait bête de se faire exclure dès le premier jour.

Pris au dépourvu, Jedd décoche un sourire à ce charmant inconnu, le premier en 4 ans. Il avait décidé de s’inscrire à l’université afin d’étudier le pouvoir protecteur des pokémons. La culpabilité le rongeait toujours et il s’était juré de faire tout ce qui était tout en son pouvoir pour préserver chaque vie humaine. Il a d’ailleurs longtemps hésité sur ce qu’il allait faire de sa vie. Pompier ? Il ne supporte pas la chaleur. Policier ? Ils se comportent comme des Moumoutons écervelés. Un peu par dépit, il suivit les traces de sa mère et se plongea dans les études pokémon.

Etrangement, sa relation avec les pokémons n’a pas été affectée par le décès de sa sœur. Au contraire, ces créatures le fascinent car elles possèdent une part d’inexplicable, d’imprévisible et de mystique. Il est impossible de dominer la nature : les imprudents l’oublient souvent et se laissent aller aux joies de la domestication, cajolant leurs Chaglams à outrance, au point de bondir de surprise quand leurs griffes acérées frôlent leur bout du nez. Loin de lui l’idée de déchiffrer l’indéchiffrable, Jedd est tout de même déterminé à étendre le champ des connaissances le plus loin qu’il lui était permis de le faire sans contrevenir au règne du sauvage.

Sa résolution prise, il se lance dans les études supérieurs avec l'aplomb du minot persuadé qu’il va sauver le monde. C’est de loin l’étudiant le plus appliqué de l’école et il sacrifiait volontiers ses heures de sommeil contre quelques chapitres d’un livre sur les pics protecteurs de Prédastérie. Seul hic dans sa route toute tracée vers les sommets du monde académique : sa relation avec Eyael. Ils étaient diamétralement opposés mais Jedd se retrouvait à chaque fois à le suivre dans ses mauvais coups. Eyael est solaire et insouciant, sort souvent et n’étudie pas beaucoup. Jedd trouve en lui ce qu’il rêverait avoir, ce qui lui a été arraché il y a 4 ans. Ils partageaient cependant un idéal, celui de rendre le monde meilleur.

N’importe qui avec les yeux en face des trous aurait pu deviner que Jedd était amoureux d’Eyael. Mais il ne se l’avoue pas et le second n’a pas l’air d’avoir remarqué, trop occupé à mettre le boxon dans les quatre coins de la ville. Jedd s’ouvre de plus en plus aux autres et son cœur gris se teinte de couleurs dont il ne soupçonnait pas l’existence. C’est grâce à Eyael que Jedd a pu se découvrir et se révéler aux yeux du monde comme un homme brillant et à l’imagination tortueuse. Il lui fait découvrir les bars et les boîtes de nuit, qui n’auront rapidement plus de secrets pour les deux acolytes. Jedd s’inspirait de son camarade mais son excentricité dépassait parfois la sienne. Ce n’est pas facile de choquer Eyael mais Jedd y arrivait parfois. Lors de l’une de leurs nombreuses discussions sous le ciel étoilé, Eyael évoqua Kopadia, son île d’origine et l’histoire des Gardiens. La prochaine destination de Jedd était toute désignée.

A la fin de l’université, Jedd saute sans attendre dans le premier ferry pour Lentis pensant que Eyael lui ferait découvrir sa région natale. A la place, il reçoit un couteau planté brutalement dans son âme. Son assassin n’avait aucune mauvaise intention mais la précision clinique d’un tueur en série dont le geste est affiné par des centaines de répétitions. Comment Eyael peut-il lui annoncer ses fiançailles. Lui qui avait toujours été si désinvolte, l’avait introduit à la beauté de l’excentrique et fait progressivement rejeter l’idée d’une vie conforme. Comment avait-il pu succomber à la banalité, et surtout qui était cette femme dont il ignorait l’existence ? Elle lui avait pris son Eyael à lui, son soleil.

La désillusion est brutale et la transformation de Jedd est radicale. L’enfant mutique de Vestigion est un lointain souvenir qui le répugne. Son ambition se noie aussi dans les turpitudes du présent. Les humains méritent-ils vraiment un avenir radieux, alors qu’ils sont capables de trahir, de mentir et de tuer sans état d’âme ?

6 juillet 2017, Jedd rencontre un petit garçon haut comme 3 pommes qui sonne à la porte de sa maison à Verpré.

- Dégage gamin, j’en veux pas de tes calendriers, grommela Jedd sans prendre la peine de regarder l’enfant
- Maman a dit que mon papa habitait ici, c’est vrai ? C’est toi, mon papa ?
- Merde, c’est qui ta maman petiot ? Et elle est où là ? Faut pas traîner dans les rues tout seul comme ça tu sais, c’est dangereux.
- J’ai fugué, annonça fièrement le petit inconscient. Ma maman c’est Liz, on habite près de la fontaine.
- Oui oui je vois qui c’est. Monte, je vais te ramener chez toi, somma-t-il en montrant le Dodrio attelé au balcon. Ah… et deux choses :





Jedd était installé depuis quelques années à Verpré, qu’il a préféré à Ike Kai pour sa proximité avec les institutions savantes et aussi dans une tentative désespérée de préserver le peu d’hygiène de vie qui lui reste. Il y mène une existence fantasque, ce qui déboussole clairement les autres habitants. Ses activités scientifiques ont repris progressivement du poil de la bête mais bien loin de leur ambition salvatrice d’antan ; chassez le naturel et il revient à dos de Galopa. Néanmoins, son mode de vie devient de plus en plus douteux à mesure qu’il vieillit et il rejette catégoriquement l’idée de famille, même s’il est involontairement père de 3 enfants. Peut-on devenir père involontairement ? Avec un argumentaire abracadabrantesque, Jedd répond oui à chaque fois qu’on lui fait remarquer sa lâcheté. Il a réponse à tout, même s'il ne sait pas.