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Comme une certitude, tremblotante dans l’étrange silence - sortir ou mourir et qu’importe si l’extérieur ne nous réserve pas un meilleur sort que celui du bloc d’acier qui nous enferme ; je préfère les peut-être aux certitudes glaçantes de ne pas voir le jour se lever.
Alors, comme autour, tous les silences approuvent - ou, du moins, ne protestent pas -, j’avance et je pousse la porte.

Le bruit est un tumulte de métal rouillé, mal huilé, un grincement qui résonne jusque dans les dents et qui m’arrache un frisson glacé. L’air frais. Une inspiration, la pluie ; la main posée sur le bord de l’ouverture, je me penche d’un rien, pour observer la progression des autres. Toujours lente - le pas étrangement paisible, la menace asphyxiante.
Combien de temps, avant qu’ils se rappellent qu’ils peuvent courir ; combien de temps, avant qu’ils trouvent une raison de le faire et, toujours, la même question qui revient - sont-ils donc si certains de nous avoir pour que leur avancée soit désormais si tranquille ?

Je recule.
Un coup d’oeil en direction de Liang, un autre à l’attention de Kiya’na et, comme Sasha soutient le poids de Glenn, je m’approche de l’autre blessée pour m’offrir en soutien, épaule ou béquille, les regards croisés et l’ombre d’un sourire qui ne monte pas jusqu’au coeur. « Tu t’éloignes pas, hein ? » adressé tout bas à Charlie, revenu s’accrocher à Kiya à l’instant où l’infirmière s’est écartée, et puis les yeux levés vers Liang sans avoir franchi l’entrée.
J’partirai pas sans toi, alors on attend ; on attend qu’il reprenne ses esprits et qu’il emboîte le pas, et nos pieds s’enfoncent dans l’herbe ou la boue battues par l’averse.

Un regard par dessus l’épaule, sur les silhouettes désarticulés et les regards vides - de vie, de feu, d’âme et de volonté, d’humanité et, pas après après, le long de l’ossature d’acier, on avance et puis contourne. Prudence dans les gestes, pas un mot, les souffles qu’on retient mais qui coincent en travers de la gorge - tout droit en direction d’une menace incertaine, d’un danger potentiel pour échapper à celui, factuel, qui nous poursuit.

Erreur ou génie - que nous reste-t-il, de toute façon, sinon continuer ?

Le petit Statitik toujours tenu contre moi, l’étreinte douce mais ferme pour ne pas le laisser s’échapper, je me raccroche à sa présence comme à une lueur d’espoir dans l’obscurité ; sous la lune moqueuse que les nuages ont fini par dissimuler.
Je l’ai sauvé ; je l’ai sauvé et il est à mes côtés, bien éveillé, arraché aux décombres et à l’hypnose. Sain et sauf - et si lui s’en est tiré, alors- Alors, les autres-

Et-
Et quelqu’un ; une silhouette et puis une présence, des prunelles bien vives jetées dans notre direction et des traits déjà connus, le nom qui m’échappe, c’est elle qui nous a accueillis, non ? Et un crépitement, sous les côtes ; de doute, de peur, de colère, d’incompréhension, et tout qui s’emmêle dans un maelström plein d’autres choses aussi - je me sens trembler, sans comprendre pourquoi.
Sans comprendre ma gorge nouée, sans comprendre mon coeur qui s’emballe, sans comprendre ce que signifient sa présence, ses mots, le regard qu’elle nous jette, si plein de colère et de haine et d’accusation, et-

Maman - un cri, et Charlie qui se jette en avant, et les mots des autres, tout autour ; Kiya’na qui défend l’enfant, Sasha qui parle des… des autres, la voix de Liang qui s’étrangle en un seul pourquoi, Glenn qui ordonne que l’insensé cesse, comme si elle en détenait le pouvoir et-
Et, quoi ?

Un silence - le souffle un peu lourd au bord des lèvres.
J’comprends pas, j’comprends pas ce qu’on fait là, ce qu’elle fait là, ce que ça veut dire, tout ça, j’veux rentrer chez moi et ça pèse lourd entre les côtes, chape de plomb sur le coeur, j’en peux plus, j’veux qu’ça s’arrête, j’veux être chez moi, revoir Alice, et puis Mana’arii, et puis Fleur et Axiom et- Comme une fatigue, qui s’emmêle au reste, qui étreint le myocarde et étrangle un peu.

« C’est quoi ton putain d’problème ? » Pas la patience de Kiya’na pour se corriger, si c’te pauv’ conne est sa mère y’a d’plus gros soucis qu’une insulte ou deux dans la vie d’ce môme et un pas en avant. « Qu’est-ce qui devait bien se passer ? » Et un pas, encore, et Kiya’na qu’on lâche après s’être assuré qu’elle tenait sur ses jambes. « C’est quoi, ça, c’est- Putain c’est quoi ces gens, le Kabutops, la machine c’est- » Et la voix qui s’étrangle, quelque chose qui tremble au dedans, une envie d’pleurer qu’on ravale avec peine et ça brûle à l’intérieur. « T’es qui, putain, t’es qui et qu’est-ce que t’as fait ? C’est quoi ce bordel, t’as fait quoi, pourquoi t’as enfermé ton gamin, pourquoi y’avait un- Putain, » et la voix qui brise quand les octaves montent, que les mots se changent en cris, que la colère balaie le vide et les bruits blancs - des pas, encore, et puis mes jambes qui menacent de lâcher et je ne bouge plus, paralysé à mi-chemin entre elle et eux.

Le souffle court et le Statitik agité entre mes bras, Unseelie à mes pieds, Oneira en plaintes apeurées dans ma capuche trempée - mes prunelles braquées sur elle et toutes mes questions silenciées par les doutes ; les poings serrés et les ongles enfoncés dans mes paumes, la douleur pour me ramener.

J’comprends pas c’qui est en train d’se passer.

« C’est quoi ce bordel, qu’est-ce que- Pourquoi on est là, c’est quoi ces gens, pourquoi ils sont- Pourquoi on n’est pas- Putain, parle, PARLE, bordel ! » et la voix qui cède et tant pis si on ne lui a pas laissé en placer une ; une larme qui roule et se confond à la pluie qui dévale de toute façon les joues, c’est d’sa faute si elle se tait malgré tout.

Pas de sens.
Ses mots ne font pas de sens ; emprunts d’une réalité qui m’échappe, d’une violence qui n’est qu’un cauchemar. Un cobaye - et je serre les poings. Un cobaye - et je serre les dents. Il n’était donc que ça ? Son propre fils ? Qu’un sujet comme un autre, qu’une expérience, qu’une hypothèse, qu’une prise de risques pour- Pour quoi, même ?

Pour le clou du spectacle ? Pour la gloire, la reconnaissance, la fortune ?
Un rire s’étrangle en travers de ma gorge, amer et absurde - qu’est-ce qu’ils ont tous, avec elle ? Avec cette folie des grandeurs, leur désir d’inscrire leur nom quelque part dans l’histoire ; d’être celle qui a découvert les ruines ou celle qui a créé un Luminescent, celui qui aura fait ci, ou ça, ou pire et- Crevez.

Ça pulse dans mes idées, c’est plus fort que moi, et je serre un peu plus fort les poings et j’inspire. Crevez, parce qu’à chacune de nos gloires c’est elle que vous tuez, c’est Lentis que vous empoisonnez, ce sont ses enfants que vous assassinez… Faire avancer les choses en quel nom, à quel prix, à- (les palissades écorchées, les yeux vides, les toiles pleines de sang et- nausée).

« Si v'z'êtes prête à sacrifier enfant et humanité pour un peu d'reconnaissance, c'que vous la méritez pas. Z'êtes qu'une incapable, une putain d'disgrâce. » Un monstre.
Voilà tout ce que sont les hommes, offerts en pâture à leurs ambitions démesurées. Des monstres - qui n’ont que des cataclysmes au bout des doigts. Que des désastres et des ravages, que du venin à offrir au monde.

Je cille, à l’instant où la horde s’ouvre - haie d’honneur macabre, suture ouverte sur cinq Hypnomade qui encadrent Hélène en un instant. Un frisson glacial remonte le long de mon échine. « Vous n’êtes rien, » je crache - mes ongles s’enfonce dans la paume de mes mains. « Qu’une pauvre conne mégalo qui crèvera en taule avant de décrocher le moindre prix Nobel, » vous ne changerez jamais la face du monde, (sauf peut-être en disparaissant de sa surface avant l’aube).

Un sursaut - des grésillements terribles, musique dissonante et sans harmonie qui s’élève dans mon dos (le dictaphone) et une grimace sur mes traits. Le Statitik s’agite et s’échappe d’entre mes bras pour escalader mes vêtements. Je devine à la plainte d’Oneira, dans ma capuche, que la créature est probablement tombée nez-à-nez avec elle mais (pas l’temps) - je jette un regard alentours, inquiet et inquisiteur, quand-
Une ombre, sur ma gauche ; un mouvement vif, un- Sasha. Jetée en avant, muée par une impulsion que je ne comprends pas tout de suite ; (bruit blanc dans le crâne) et une réception réflexe de Charlie - c’est moi le plus près - que je retiens contre moi d’une main posée sur son épaule.

C’est la voix de Glenn, dans mon dos, qui me ranime - je chancelle un instant (ses mains sur sa gorge) et qui s’additionnent aux voeux que j’ai faits (crevez) et un (pardon) au ciel à l’instant où je contourne l’enfant. « KIYA ! » (Occupe-toi de Charlie ; si t’as la force d’insulter sa mère, t’as celle de prendre soin de lui) - je tonne et j’avale en quelques foulées la distance qui me sépare de la scène.

Mon bras enserre les épaules de Sasha - plus petite que moi ; un peu plus menue, aussi, son emprise colère mais moins de force brute, je crois, que moi) - et tente de la tirer en arrière ; ma main libre se referme sur l’un de ses poignets pour tenter de déloger sa prise.

« Sasha, arrête, » et ma voix tremble, d’un rien - je resserre mes doigts sur son poignet, et puis mes ongles, mon bras sur ses épaules, « c’est Charlie que tu vas détruire en faisant ça. » C’est un enfant, c’est qu’un enfant - il a payé un tribu déjà bien trop grand. « Il a déjà eu trop peur. » Comme toi, comme nous - on a tous trop tremblé, on a tous trop perdu, ce soir (épargne-lui le pire que ses rétines n’effaceront jamais de sa conscience fragile).

Heurt.

Le rayon soudain et l’emprise qui m’échappe me jettent au sol, abandonné à la mélasse boueuse du sol frappé par la pluie et qui imbibe mes vêtements déjà trempés et recouvre mains et bras nus offerts aux intempéries. Mon souffle est court, la tête me tourne et j’ai un goût de bile coincé sur la langue, des relents de fer sur le palais - comme si c’était sur ma gorge que ses mains s’étaient refermées.
(Je sais ce que ça fait.)
Les images me frappent en la voyant vaciller ; traces de doigts que je suis persuadé d’apercevoir sur sa peau malgré la pénombre et la confusion, comme fer rouge sur l’épiderme pâli par la circulation interrompue du sang dans les artères.

(Je la connais, la violence des mains qui veulent tuer.)
Je connais la folie humaine et ses conséquences, je connais les horreurs que mes pairs tiennent au creux de leurs paumes, je connais- Je connais la douleur et le corps qui lutte et les poumons en feu et les tâches noires devant les yeux et les phosphènes sous les paupières et (la peur) et l’horreur de se sentir ciller et puis (partir) et toutes les pensées qui s’emballent se dispersent éclatent s’égarent (je vais mourir) et-

Attrapez-les - ça sonne vague, ça sonne lointain, ça sonne étouffé par la distance, comme hurlé à travers des couches de coton et par-dessus le bruit des vagues et de l’orage (les flammes éteintes, balayées, soufflées ; le briquet à court de gaz, le foyer à court de bois, la pluie qui tambourine pour noyer les cendres et plus rien plus rien plus rien plus une braise pour raviver l’incendie).

Oneira tapote ma main d’un bout de racine, le Statitik s’est réfugié dans l’ombre de mon bras, tous les deux tombés de ma capuche quand je me suis écroulé - mais même leur présence, que je sens plus que je la vois, ne m’arrache pas à ma contemplation horreur de ce qui se déroule autour de moi (nous).

Les silhouettes se sont remises en mouvements ; semblables aux yeux vides et désarticulés, créatures féroces aux crocs dévoilés. Je n’ai jamais eu peur des Pokémon (sauvages), mais j’ai toujours eu peur des hommes, de leurs intentions et de leurs dessins - quand mes prunelles se posent sur eux, je n’y vois pas les êtres que j’aime et chéris ; j’y vois la folie d’une de mes pairs et tout tremble, à l’intérieur, et me cloue au sol.


(Elle ne peut pas, elle non plus. Laisser faire, attendre la sentence sans vouloir changer les choses. Elle ne craint pas la mort, qui l’a de toute façon déjà emportée - elle n’a jamais tremblé face à l’adversité, elle ne s’est jamais effondrée comme son humain l’a cent fois fait. Alors, s’il tombe, s’il s’écroule, s’il renonce, si ses jambes ne le portent plus, si sa voix ne lui ordonne plus rien, tant pis - c’est à elle de prendre les choses en mains (entre griffes). C’est à elle de se redresser, la tête du costume qui dodeline, et de se lancer dans la même quête que ses alliés - c’est à eux d’accomplir ce en quoi leurs dresseurs n’ont plus la force de croire.

Fondus dans les ombres, familiers à la nuit et à cette aube qui tarde à se lever, ils s’avancent en direction de cette machine qui les dépasse ; mais c’est un gros bloc, imposant, et qui a l’air important. Détruire, Unseelie sait faire ; déchirer, déchiqueter, découper, lacérer, éventrer, c’est son domaine, pour malmener les hommes ou pour les sauver.
Ses bras d’ombre n’auront pas de scrupules - elle tranchera le plastique, le caoutchouc, le moindre câble, elle dénudera les fils électriques à la pluie pour les laisser court-circuiter, peu importe. Elle contourne, du mieux qu’elle peut, pour tenter d’assaillir un flanc de la machine différent de celui de ses camarades.

Il n’existe pas de monde dans lequel elle n’accomplit rien - dans lequel elle n’essaie pas.
Elle aussi, elle préfère Harmon’île à l’atmosphère étrange de cet endroit de malheur qui fait trembler leurs humains…)

Mes doigts refermés sur mon t-shirt, serrés sur mon plexus, j’ai la sensation d’étouffer. J’ignore si c’est le souvenir de ses mains sur ma gorge ou la terreur qui monte monte monte et déborde, mais je peine à inspirer, à avaler des goulées d’air, et ma tentative se solde sur une quinte de toux étranglée - mes mains tremblent et plus rien ne réponds, (j’veux pas mourir ici) et ça tourne en boucle, (j’veux pas mourir encore une fois) parce que je suis déjà mort une fois entre ses mains et (ça fait aucun sens c’que tu penses) et j’veux juste rentrer et retrouver Alice et Mana’arii et Axiom et le confort de chez moi et-

« Arrêtez » un souffle fébrile tremblant une quinte de toux et les jointures blanchies, mes ongles dans mes paumes, « ARRÊTEZ ! » qui tonne et (je crois que je pleure) et ça n’a pas de sens et (on est que des mômes) et même les adultes n’ont même pas vingt ans et- « On veut juste rentrer chez nous, » je cède, je craque, la voix qui tremble tandis que j’essaie de me relever - mais rien ne répond, plus rien ne réponds et je renonce, « on veut juste rentrer chez nous » encore, (une supplique), presque une litanie, « on en a rien à foutre d’vos trucs » (c’est pas vrai mais j’veux plus en entendre parler), j’veux oublier, oublier cette nuit le sang les yeux vides la peur (les mains les mains les mains sur la gorge).

« Laissez-nous rentrer chez nous, » la voix basse et brisée - j’m’en fous de supplier et d’érafler ma dignité si c’est pour vivre (la vie, la vie, la vie, tant pis pour le coeur, la vie avant tout). « S’il-vous-plaît… »

C’est épuisant, de se battre ; c’est douloureux, de lutter.
C’est éreintant de s’époumoner, de supplier, de céder, de ployer. C’est dévastateur, cette sensation d’avoir échoué. D’avoir promis puis d’avoir failli, d’avoir juré pour mieux voir tous les châteaux de cartes s’écrouler.
(Je voulais seulement voir le jour se lever.)

Ses pas dans ma direction m’effraient - la tête baissée, les paupières closes, je refuse de la regarder. Je réprime l’urgence à la détailler, de la tête aux pieds, j’étouffe tous mes instincts qui me hurlent de ne pas renoncer (de lever la tête et de me débattre jusqu’à ce qu’elle m’ait tout volé). Je me fais violence pour ne plus esquisser le moindre geste, comme si celui de trop pouvait me condamner. Tremblant, les ongles enfoncés dans l’herbe trempée, la sentence prend la forme de son index glissé sous mon menton, de ma tête levée sans bataille, de mes prunelles jetées sur sa présence sinistre qui réveille en moi des sentiments d’épouvante que je prétendais depuis longtemps oubliés.

(Mais j’ai toujours peur des hommes, de leurs intentions et de leur cruauté.)

Partez.

Partez - et il n’y a que du bruit blanc, dans mon crâne et mes idées. Partez - mais c’est ridicule, c’est insensé. Partez - mais où aller ? Il n’y a pas d’issue, vers la fuite aucune brèche où se glisser. Nous sommes faits prisonniers… Le dos tourné, où irions-nous ; vers quel échappatoire, vers quelle contrée ? (Il n’y a nulle part où s’échapper).
C’est un piège, un coup fourré.
Ce n’est pas notre salut, pas de rédemption, pas de pardon - elle ne compte pas nous laisser nous en tirer…

(C’est terminé…?)

Bruits effroyables - de taule et d’acier.
Toute ma carcasse sursaute, mes muscles tendus, mes sens alerte et mes idées en tournoiements désespérés. Je ne comprends pas d’où vient le bruit, ni pourquoi la colère de cette femme éclate, ce qu’il s’est passé- Arrêtez et j’ignore même à qui elle s’adresse, de toute sa raison dévastée.
Mes prunelles cherchent, dans l’obscurité. Il y a du mouvement, là-bas, au pied d’une machine abîmée-

Une machine abîmée.
Mon coeur loupe un battement, un sanglot se coince en travers de ma gorge nouée. Je lève la tête, porté par une intuition plus vive que mes pensées. Autour de nous, les yeux vides se sont rallumés. Les paupières papillonnent, les regards cillent et tentent d’accrocher, comme dans un brouillard étrange, les contours de quelque chose qui puisse les rassurer.
(Le cours des choses vient de changer.)

Mais les grondements ne se sont pas tus, la menace n’est pas dissipée. Les Hypnomades, à quelques pas de nous, n’ont pas reculé. (Ce n’est pas terminé.)
Ce n’est pas terminé, mais quelque chose, quelque part, s’est rallumé. J’ignore si c’est la peur, la colère, l’espoir, la folie, une gangrène désespérée qui me gagne - mais je me laisse porter. Je me relève, vacille, titude, mes jambes tremblent et mes mains tremblent et tout s’embrouille mais je suis debout, redressé. (Je refuse de renoncer.)

C’est ce même mouvement, éternel, de ployer. De céder, de m’émietter, encore et encore, de disperser des morceaux que j’ai la sensation que je ne retrouverai jamais - et de malgré tout continuer.
Ce n’est plus après l’aube, que j’attends - c’est la prière que quelqu’un vienne nous sauver.

(J’ai peur de tout ce qu’une femme comme elle nous ferait payer.)

Je cherche des yeux ma Mimiqui et son déguisement abîmé, dans les obscurités aux contours brouillés. Dans l’urgence de mes pas désordonnés, mon regard accroche celui de Kiya’na, l’oeil un peu plus vif que quand je l’ai laissée. Qu’un regard croisé, les mêmes non-dits cent fois répétés.
(On s’en sortira ensemble, on se l’est juré.)

Un pas en arrière, deux, trois, Oneira et le Statitik récupérés et tenus contre moi, je continue de chercher. Chercher des yeux celle qui manque à l’appel, celle qui s’est effacée- Là, trouvée. Les bruits d’acier se sont tus et, fondue dans les ombres, elle me rejoint sans hésiter.
Il y a Glenn et Sasha, là-bas, toujours au sol, elle toujours sonnée. Et il y a Kiya’na, Liang et Charlie, repartis vers la caravane, et je ne sais même pas pourquoi, ce qu’ils espèrent y trouver- Mes prunelles effleurent les adultes qui restent, ceux qui, cette nuit, nous ont accompagnés. Sasha en fautive des réponses que nous n’auront pas, en coupable des évènements qui se sont emportés quand la paix, on aurait peut-être pu l’acheter.

Et Glenn, Glenn en Calléisien, Glenn en réflexions censées, Glenn qui ne nous a jamais abandonnés. Glenn qui fait peut-être partie des innocents, ou de l’image que je m’en suis dessinée. De celle que je racontais à Lukas, il y a longtemps (pas tellement), des airs d’éternités écoulées, (quelques jours à peine, quelques semaines pour tout avouer)…
Je détourne le regard, à peine désolé - une pointe au coeur mais pas l’envie de rester.

(Y’a un tas de gens pour qui j’me serais pas arrêté.)

Une amertume, au bord de mes lèvres que mes dents n’ont de cesse d’abîmer.

(Il n'y a rien de noble dans l'idée que je me fais du monde et des vies qui méritent ou non que je m'attarde à les considérer.
Il n'y a rien d'héroïque dans ma façon de décider des existences qui valent la peine d'être sauvées.)

Une hésitation, sur le bord d’un fil érodé. Mes prunelles chavirent, je vacille avant de faire naufrage sur les rives de mes indécisions tranchées. « Unseelie, reste ici pour les aider. »
Parce qu’elle est déjà éteinte, et que ce monde ne peut plus l’emporter.
(Adaline, le Gringolem et elle nous survivrons si quelque chose devait nous arriver.)

Mes pas m’entraînent dans l’ombre de la caravane, je manque glisser sur l’acier trempé de la pluie qui n’a jamais cessé. Kiya’na fouille, et je ne sais pas bien ce qu’elle s’évertue à chercher. Il n’y a que du silence, des sons de choses qu’on dérange, qu’on désordonne dans le seul but de trouver. Trouver quelque chose, n’importe quoi, n’importe quoi parce qu’on n’a plus que ça pour espérer.
(S’il n’y a rien, nous sommes coincés - s’il n’y a rien, je ne veux pas y songer).

La main de Liang se glisse dans la mienne, le geste habitué. Une accroche désespérée. Je fixe le vide, je n’essaie même pas d’essuyer les larmes qui, je crois, n’ont pas cessé de couler depuis que je me suis écroulé - depuis que j’ai supplié.

Et sa voix tranche le silence, à mes côtés. Désolé. Désolé, désolé - moi aussi, je suis désolé. « Ça aurait pu marcher. » Un souffle, tremblant, sur le bord de mes lèvres - à peine audible, fatigué. « C’est pas ta faute, d’avoir voulu essayer. » C’était rien qu’une musique, une mélodie sinistre, un crépitement dans un vieil appareil abîmé.

Comment aurais-tu pu savoir, Liang, qu’essayer précipiterait tout ce qu’on voulait éviter ? (Tu n’as pas posé les mains sur elle, tu n’as pas essayé-) Je serre tes doigts entre les miens, à défaut de trouver les mots pour rassurer - parce que je n’en ai plus à verser.
Je n’en ai plus à dire, je n’ai plus rien pour t’intimer de t’accrocher.

Et même la fusée, qui crépite et brûle et fume, tout là-haut dans les airs, dans le ciel nocturne et à des kilomètres à la ronde, quand je m’approche assez de l’extérieur pour l’observer, n’attise plus, en moi, les braises d’aucune combativité.
(À quoi sert rêver l’aube, puisqu’elle tarde tant à se lever…)