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1995 - 1997 • D’une bague au doigt, Soledad s’écrit une nouvelle page toute belle du livre de son enfance difficile. Elle est à peine majeure quand elle épouse Ángel Mendoza, à peine majeure quand elle s’enfuit avec son ventre arrondis et son mari à Porto Marinada. L’immense océan l’apaise et bientôt les yeux noirs de ses enfants, et les boucles rousses d'Ángel sont pour elle une promesse d’un futur comblé d’amour. Juste le bruit des vagues et les rires de sa famille ; elle se sent vivre.

Février 2004 • Elle y croyait vraiment. Elle aurait dû savoir qu’elle ne pouvait profiter d’un tel bonheur si longtemps, mais elle y croyait vraiment. Et devant la tombe d’Ángel, elle n’entend Juan pleurer, elle ne sent Lilium desesperement s’accorcher à sa jambe.
Soledad est vide.
Soledad se vide d’émotions au fil des jours et dans sa chambre trop sombre et trop grande, elle essaie de noyer les sourires de son mari sous la tequila bon marché. Elle essaie tant d’oublier son visage et sa tristesse mais les boucles rousses de la petite dernière lui ressemblent trop, alors Soledad ne regarde plus sa fille.
Lilium a six ans lorsqu’elle perd ses deux parents.

Septembre 2004 • C’est bien trop tôt pour les enfants de voir une nouvelle personne sous leur toit, où l’ombre de leur père est encore présente ; mais Fidel Reyes écrase le deuil de leur mère avec un sourire trop forcé et prend bien trop vite la place d’Ángel dans son lit. Les enfants sont impuissants et n’ont pas le droit de rechigner quand quelqu’un les ramène quelquefois à l’école, pas le droit de se plaindre quand leur mère sort enfin de leur chambre.

2005 • Il aura fallu attendre la naissance de Valentino pour que son père se révèle ce qu’il a toujours été : une bête cruelle et apathique, assoiffé d’un pouvoir immérité sur une famille chétive qui n’a jamais pu se reconstruire. Il impose son autorité à ceux qui dorment sous son toit, menaçant les refus de ses poings et de ses insultes qu’on finit par accepter comme vérité.
Par la contrainte ils déménagent dans la capitale d’Haptos, loin de l’océan thérapeutique ou des voisins inquiets. Là où personne ne s’occupe des enfants, alors ils deviennent invisibles ; des ombres sur les murs de leur salon, dans le silence le plus complet en priant pour ne pas se faire remarquer.
Les cris et les coups empêchent le bébé de dormir, alors Lilium s’occupe de Valentino.
Puis de Rafael et Theodora.
Et finalement de Pia.
(et soudain la crainte devient la haine et Lilium réplique, Lilium se défend et s’interpose, et petite Lilium a le crâne dur et la peau solide d’une colère enivrante, parce qu’il n’est qu’un intrus et que nul intrus ne détruira les dernières traces d’amour de son papa)

2013 • Fidel Reyes quitte la famille après avoir trouvé, une nuit, une nouvelle victime.  Il prend avec lui l’argent et le climat d’horreur, et de son passage il ne laisse que des enfants détruits par la peur et une femme empêtrée dans son désespoir. Mais les larmes de joie de Lilium à la perspective de guérir de ses ecchymoses sont bien vite séchées avec la réalisation qu’il n’y a presque plus rien à sauver.
Alors à tout juste 16 ans elle quitte l’école - après s’être tant accrochée à son amour d’apprendre, après ses longues heures d’études avec les aînés Demaury dans un cadre plus serein, après avoir fait des pieds et des mains pour qu’on arrête de se moquer de son accent à l’école. Tout juste 16 ans elle commence à travailler, enchainer les trois, quatre, cinq boulots à la suite pour ramener de l’argent à trop de bouches à nourrir et une mère à qui on ose pas parler.
Elle est grande pour son âge et les employeurs sont peu exigeants face à une gamine prête à se saigner pour un peu d’argent. Elle s’épuise nuit et jour, les cernes creusées sous ses yeux perdant leur éclat au fil des mois. Juan l’accompagne le soir pour aller dans ses propres plans foireux - moins légaux, plus exigeants, mieux rémunéré - et Lilium s’accroche à son frère aîné, s’accroche à leur lien fusionnel et leur compréhension silencieuse.

2015 • Sitôt majeure Lilium signe dans des boites et des bars, plus proche du monde de son frère mais sans toucher à l’illégal dans lequel il se complait. L’argent ne raccroche pas les coeurs et leur mère s’envenime de jours en jours, dans un flagrant mépris laissé par son second mari, longtemps après son départ. Les disputes acerbes que Lilium pensait finies reprennent de plus belle, et l’espoir de voir sa mère heureuse un jour se désagrège. Ses sourires et sa gentillesse un lointain souvenir d’une enfance enterrée au fond du cimetière de Porto Marinada.
Le soutien de Juan et de Jeremiah sur le palier voisin ne parviennent pas à la maintenir à la surface ; l’alcool est partout à la maison, partout au travail, dans la pression sociale et la crainte de perdre son job, et dans la plaisance d’oublier quelques temps que tout s’effondre sous ses pieds.
Lilium se noie.
(peut-etre qu’au fond de leur océan elle trouvera le cadavre de sa mère à remonter)

2017 • Le monde se répète dans un quotidien lassant, et Lilium voit à peine ses adelphes grandir. Elle endosse le rôle de mère pour des enfants qu’elle n’a pas porté et auxquels elle donne un amour qu’elle n’a pas reçu depuis de longues années. Juan se fait plus absent et peu expressif, et elle n’a le temps de voir son frère aîné qu’en rentrant tard du travail.
Une troisième fois, un homme entre dans la vie de Soledad - plus doux, plus attentif, un homme qui ne recul pas devant l’agressive protectivité de Lilium et la méfiance de la fratrie. Mais il les laisse l’approcher à leur rythme comme il prend le temps de les connaitre et une étincelle ravive le coeur de Lilium ; celle aux boucles rousses et au parfum marin.

Du lien qui unis les Mendoza et les Demaury en ressort un auquel on s’attendait sans le voir venir ; l’amitié de Jeremiah et Lilium éclos naturellement en amour duquel on se réjouit à la maison tant la colère et la nervosité de l’aînée s’amenuise.
Lilium ne comprend pas et ne comprendra jamais, parce qu’il est trop doux et trop parfait et qu’elle n’est qu’un mess alcoolique éreinté par tous les coups qu’on lui a porté. Mais Jeremiah l’aide à passer ses insomnies et l’apaise comme l’océan de son enfance. Un petit coin de paix dans son monde de chaos, où elle redécouvre ce que c’est que d’être aimée.
Il l’aide à freiner l’alcool et trouver une association de soutiens, il l’aide à presque aimer ses cicatrices et ils parlent d’habiter ensemble, peut-être.
Avec une perspective d’avenir, elle se sent vivre.

18 Juillet 2020 • Elle y croyait vraiment. Elle aurait dû savoir qu’elle ne pouvait profiter d’un tel bonheur si longtemps, mais elle y croyait vraiment.

2020 - 2021 • Elle qui avait si longtemps blâmé sa mère de son inaction en était devenue une pâle copie, les yeux vides et les traits tirés, dénuée de sa vivacité habituelle. Rien qu’une coquille vide et silencieuse, à se laisser dépérir dans un coin de sa chambre lugubre.
La joie de vivre qu’elle avait retrouvée, ses rires résonnant dans les murs et sa volonté d’être une meilleure personne avaient été enterrés dans le cercueil scellé de Jeremiah.
(elle avait voulu s’accrocher à l’espoir qu’il n’était pas mort si son corps n’était pas retrouvé, qu’il toque à la porte pour stopper ses hurlements d’agonies ; mais le soleil avait explosé devant les larmes de Gabrielle et Nathaniel, et en apercevant la veste de ranger du nom qu’on enterrait, elle avait compris qu’il ne reviendrait plus jamais)

Le poids du deuil ne laisse place à la rage que lorsqu’on leur annonce que Juan est condamné à la prison pour les fautes qu’on lui a mise sur le dos, parce qu’il n’était qu’un petit pion interchangeable du cartel qu’il a servi pendant des années. La rage qu’on lui arrache son dernier pilier, la rage qu’on l’envoie sous le bus d’un revers de la main, la rage qu’il avait accepté depuis longtemps le prix à payer pour soutenir sa famille. Elle était toute seule, toute seule bouillonnante dans sa colère à se débattre des officiers qui la retenaient pour ne pas qu’elle s’en prenne à son frère aîné.

Le fiancé de leur mère les quitte à leur tour, à la suite d’aveux de tromperie de Soledad. Les disputes avec Lilium se multiplient, l’une reprochant la destruction de la famille, l’autre d’avoir trop avoué sous l’effet de l’alcool.
( Lilium, pathétique petite Lilium désespérée d’un peu d’amour, supplie celui qu’elle a pris pour un père de revenir. Il n’y a que de la pitié dans son regard et le regret de ne pouvoir faire plus que prendre la garde partagée du petit dernier d’à peine un an. Lilium ravale ses larmes pour s’étrangler avec en s’endormant.)

Printemps 2021 • Les cris de Renzo résonnent sur les murs de l’appartement. Personne n’est là pour s’occuper de lui, et trop petit pour faire autre chose, il s’époumone dans l’attente d’attention.
Avec toute sa force, Lilium pousse la couette sur le côté et fixe le plafond noircis d’humidité. Quelque chose se brise. Les pas lourds et la démarche lente elle traverse le couloir pour se pencher sur le berceau, les yeux rouges et humide comme le bébé. Lui ne comprend pas pourquoi elle pleure et tend ses petites mains vers son visage, assez proche pour les passer sur ses joues.
Lilium vacille.
Elle se réveille.
(les rayons frappent la fente de la fenêtre et sous le soleil, ce qui s’est brisé se met à scintiller)

2021 - 2022 • Les mains tremblantes de doutes, déterminée à finir ce qu’ils avaient commencé, Lilium utilise ses économies pour prendre rendez-vous chez une psychologue. Elle reprend en main ce qu’elle peut de sa vie, recommence son sevrage et sa longue ascension vers la sobriété, cherche un travail plus calme. La relation avec sa mère se stabilise dans un silence épuisé ; Lilium a lâché prise, et si elle ne veut pas la voir noyée au fond du gouffre, elle ne sombrera pas avec elle. La mère qu’elle a aimée n’a jamais quitté Porto Marinada, et si même un deuil similaire ne les a pas rapprochée, c’est que c’est l’océan qui les sépare.
Une photo de Jeremiah rejoint celle de son père à son chevet.
Elle recommence à rêver.

Septembre 2022 • Avec déchirement, elle quitte le foyer. L’odeur d’alcool menace de la faire flancher une troisième fois et elle refuse de prendre ce risque trop grand malgré la peur de laisser ses cinq cadets seuls. Dans son nouvel appartement payé avec son nouveau salaire - un travail de secrétaire trouvé via un programme de réinsertion de jeunes en difficulté - elle pose ses quelques cartons, avec les affaires de Juan, et les douces promesses de Jeremiah.

histoire condensée: