Menu

Avançant à petits bonds entre les lignes des pavés du trottoir qu’al s’affairait minutieusement à ne pas toucher, Gabrielle tournait en rond, tâchant de ne pas s’éloigner de trop du carton plein de prospectus, des affiches et de la banderole en tissu que le refuge lui avait confiés. Le crop-top clair sous un haut ample en résilles larges, le cargo sombre et les baskets à semelles épaisses, veste de ranger - la sienne, plus ajustée que l’était celle de Jeremiah - enfilée par-dessus pour arborer avec fierté le symbole qu’al défendait, les yeux maquillés et les joues pailletées, les cheveux remontés en deux longues couettes à la teinture récemment ravivée, les ongles peinturlurés de motifs soigneusement dessinés (petites étoiles chromées), al avait mis le paquet. Il fallait qu’on lia reconnaissance ; qu’al attire les regards et, lorsqu’ils se posaient sur al, il fallait qu’ils sachent qui al était.

Qu’al était quelqu’un, qu’al n’était pas qu’une adolescente essayant de leur vendre quelque chose ; qu’al était une figure et qu’al agissait pour une cause importante.
Ce projet scolaire, al l’adorait.
Il y en avait eu de plus ennuyeux que d’autres, de plus contraignants - mais celui-ci, c’était l’équilibre parfait entre le tronc commun d’enseignement civique et moral qu’al partageait avec le reste de sa promotion scientifique (mais dans quoi est-ce qu’al s’était lancée ; heureusement que c’était bientôt terminé) et sa formation de ranger - qui toucherait à sa fin cet été, elle aussi, pour lui offrir son titre officiel d’officier ranger habilité à la surveillance et à l’intervention en milieu urbain et sauvage.

Rien que d’y songer, al exultait - enfin. Enfin, al approchait de la fin, al approchait de son but ; al laisserait derrière al ces fichues études qui ne lui avaient jamais réussi, pour se consacrer tout·e entièr·e à l’une de ces quelques choses pour lesquelles al était doué·e. (Il y avait des tas de choses, en vérité ; mais al avait peine à les voir, et encore plus à les changer en projet lucratif à long terme).

Al finit par s’arrêter, s’adossant contre le mur en crépis d’un bâtiment. Al était bien trop en avance - il n’y avait jamais eu d’entre-deux, lia concernant. Une demi-heure à l’avance, ou une demi-heure en retard - al ne savait pas faire autrement. Inspirant, soupirant, al ouvrit l’appareil photo de son portable, et ajusta l’angle de la prise de vue du selfie parfait - l’instant d’après al cillait, réalisant qu’al n’avait plus grand monde à qui l’envoyer. Enfin, si, il y avait Liang - qui ne tarirait pas d’éloges, d’ailleurs -, mais il n’y avait plus Kiya’na, et il n’y avait toujours plus Vale’, non plus - et ça faisait toujours comme un pincement au coeur, même si al s’efforçait de ne pas y songer.

Ce n’était pas sa première peine de coeur, c’était habituel - al se donnait toujours trop, s’investissait plus que de raison, sans prendre son temps, et c’était passionnel autant qu’explosif, c’était comme ça, ça finissait toujours de la même façon, même quand ç’avait l’air différent. Et Valentino- Valentino, ça faisait presque deux ans, au fond, qu’il était un peu moins meilleur ami et un peu plus voisin, comme une marche arrière contre laquelle al s’était battu·e en vain ; presque deux ans qu’al le croisait de loin en loin, lissant les conversations qui n’avaient plus leur profondeur ni leur sincérité d’antan, vagues échanges de ça va et de tu fais quoi et de okay qui avaient tantôt le goût de la tristesse et des regrets, tantôt celui de l’amertume et des reproches.

Bah.
Al ne réécrirait pas l’histoire, de toute façon - al supprima le selfie avant de lever la tête, parce qu’al venait de reconnaître la silhouette d’un de ses camarades de classe, là-bas, et- Oh, l'autre, aussi ; ce qui signifiait qu'ils seraient donc au complet. Parce qu’évidemment, comme tous les projets scolaires, il fallait que celui-ci soit réalisé en groupes ; et évidemment, comme de par habitude, c’était encore une fois Umiko et Lukas, camarades de paillasse de travaux pratiques, qui l’accompagnaient - ou, plutôt, se laissaient entraîner, cette fois. Puisqu’al avait débordé d’une énergie bien plus significative que lorsqu’il s’agissait de physique-chimie ou de sciences de la vie et de la terre - ils avaient eu l’amabilité de ne pas étouffer son impulsion, lorsqu’al leur avait suggéré de lia laisser convaincre le refuge de la base ranger où al travaillait de leur fournir un peu de matériel de prospection. Al ne leur dirait sans doute pas, mais al leur en était reconnaissant·e.

Le bras levé haut, al sautilla presque sur place pour attirer leur attention. « Allez, allez, alleeeeeez du nerf ! On est déjà en retard ! » Ils ne l’étaient pas encore. « Y’a des trucs à porter ! »

Gabrielle souleva le carton tandis que ses camarades approchaient, attendant d’un pied ferme ceux qui tardaient bien trop à arriver - c’est qu’al avait hâte, pour une fois, d’un projet scolaire ; parce que ça lui ressemblait un peu plus, d’être au grand air et d’agir pour une cause qui comptait. Al ne s’était peut-être pas lancé·e sur la voie des rangers pour les raisons les plus nobles qu’on lui ait connues, mais al avait fini par s’attendrir, plus aisément qu’al ne l’aurait cru, face aux créatures livrées à leur sort que ses collègues secouraient.

« Ouah t’es super bien fringué·e, j’adore ! » Le visage de l’apprenti·e ranger s’éclaira d’un large sourire. « Merci ! » lança-t-al gaiement tandis qu’al lâchait - peut-être un peu trop abruptement, emporté·e par son élan - le carton dans les bras de Lukas, un « tiens ça » lancé un peu distraitement et aussitôt suivi d’un « c’est par là ! » tandis qu’al prenait les devants de leur petit cortège, le pas dansant et peut-être un peu trop vif - al dû se forcer à ralentir pour ne pas les distancer de trop.

Il ne fallut qu’une poignée de minutes - une dizaine, peut-être à peine moins ; Lukas avait dû les sentir bien plus longues que ses deux camarades de classe - avant que Gabrielle ne s’immobilise, au milieu d’une petite place piétonne au centre de laquelle résidait une fontaine qui semblait ne jamais déverser la moindre eau, et entourée de boutiques de fringues et de petites épiceries de proximité. C’était un endroit où l’on venait flâner, grignoter en terrasse avec ses amis, manger sur le pouce et faire du lèche-vitrines au milieu d’enseignes de prêt-à-porter pas forcément très éthique, mais abordable et pas si éloigné du plus gros campus universitaire de New Pyra.
Suffisamment au centre pour être fréquenté, suffisamment tranquille pour l’être par des gens pas forcément pressés, et un endroit dans lequel on venait dépenser mais pas trop - c’était parfait, non ?

« O-kay ! Lukas, tu peux poser l’carton, juste là, » fit-al, en désignant le bord de la fontaine à sec. « Et on pourrait mettre la banderole- Hm, par là ? Orientée vers la rue là-bas, où tout l’monde arrive ? Vous en pensez quoi ? » Tandis que le simili-stand prenait place, Gabrielle ouvrit le carton pour en sortir plusieurs blocs de prospectus encore plastifiés, un bloc de feuilles sur lesquelles étaient imprimés des tableaux pour récolter les informations des passants susceptibles de vouloir s’engager sans être bien certains d’eux - avec trois stylos noirs -, ainsi qu’une tablette, ouverte sur le logiciel qui permettait de traiter les dons, avant d’éventuellement inscrire de nouveaux donateurs.

« La banderole est bien comme ça, on la voit d’assez loin ? » Gabrielle releva la tête. « Hm ? Attends, j’vais check, » et al s’éloigna, tablette sous le bras, trottinant sur une dizaine de mètres avant de se retourner. Les nuances de vert de la banderole détonnaient avec la grisaille et le sépia des bâtiments et de la fontaine - la charte graphique avait été récemment refaite, par une volontaire en Service Civique chargée de la communication de la base, qui avait fait des études en, uh, web design ? Infographie ? C’était la même chose ? Al ne savait plus - quoiqu’il en soit, la nouvelle charte graphique claquait.

Gabrielle tendit les pouces en avant avant de revenir vers ses camarades, récupérant l’un des paquets de prospectus qu’al ouvrit, fourrant l’emballage plastique dans sa poche avant de diviser la pile en trois parts plus ou moins égales. « Vous savez quoi dire ou j’vous montre le pitch un coup ou deux ? » Al attendit à peine la réponse - parce qu’un regard curieux se posa sur leur banderole, et Gabrielle bondit sur l’occasion.

…

« Bonjour ! » héla-t-al, pour ce qui lui semblait être la six-cent-quarante-huitième fois de l’après-midi, alors même que ça faisait, quoi, trois quarts d’heure, même pas, qu’ils étaient là. L’homme leva le nez de son portable, le front plissé par la perplexité. Okay, il n’était pas le plus ouvert - mais al décida d’essayer quand même, puisqu’il s’était de toute façon arrêté pour l’écouter. « Vous avez déjà entendu parler du refuge de la base des rangers de New Pyra ? » L’homme hocha la tête avec méfiance, tandis que Gabrielle tendait un prospectus dans sa direction. « Je m’appelle Gabrielle, et je suis apprenti·e ranger, nous cherchons des gens qui accepteraient de participer au bien-être des Pokémons que le refuge recueille, avec du bénévolat, des dons, ou en devenant famille d’accueil pour- »

L’homme l’interrompit. « C’est quoi, le piège ? » Gabrielle cilla. « Euh- Hein ? Pardon- Comment ? » C’était dit dans le sourire qu’avaient eu d’autres, parfois ; ceux qui avaient trop l’habitude d’être abordés, encore et encore, pour mille et une causes, mais jamais sur ce ton-là. Al adressa un regard à ses camarades, un peu désemparé·e, comme un à l’aide silencieux. « Vous les traitez comment, vos Pokémons ? Non parce que c’est bien beau, d’avoir de jolies valeurs, mais j’vois des Pokéballs, là, à votre ceinture… » Et il plissa les yeux, et Gabrielle fronça les sourcils. « Puis c’est pas vous qu’êtes passée à la télé, là, l’été dernier, pour jouer à la bagarre devant les caméras ? » Ah.

Gabrielle sentit une pointe de colère gronder, quelque part sous son plexus ou dans son estomac. Pour qui se prenait-il, tiens, pour lia juger sans la connaître, alors que la confiance que lui portaient ses Pokémons - et qu’al leur portait en retour - était évidente ? Faisant fi des règles qui entouraient New Pyra et ordonnaient aux dresseurs de tenir leurs Pokémon les plus imposants dans leur Pokéball dans les coins achalandés, Gabrielle recula d’un pas et libéra Rumble, sans demander l’avis de personne. Celle-ci s’ébroua, avant de lever les yeux sur saon dresseur·euse, l’air pas si dérangée de se retrouver en plein centre-ville ; paisible parce que l’apprenti·e ranger se tenait à ses côtés.

« Elle s’appelle Rumble, et elle est sourde. Elle avait été abandonnée par son groupe, parce que c’est ça qui arrive dans les terres sauvages quand on n’est pas comme il faut, » parce qu’un élément faible, malade, handicapé représentait un danger - on écartait ceux qui risquaient de ralentir un groupe pour le préserver. « Elle serait morte si les rangers l’avaient pas récupérée. » Al avait croisé les bras sur son buste, le menton levé et l’air défiant - peut-être aurait-al dû être plus conciliant·e, mais les procès d’intention et les jugements de valeurs, al les exécrait. « Si vous m’avez vu·e jouer à la bagarre devant les caméras, vous l’avez déjà vue aussi. Alors regardez-la et puis dites-moi droit dans les yeux à quel point elle a l’air malheureuse d’être en vie à mes côtés plutôt que réduite à l’état de charogne bouffée par les Vostourno dans le désert. »
Rumble, comme étonnée que Gabrielle ne la regarde pas ni ne lui donne d’ordre, lui donna un coup de tête léger dans la hanche, qui lia bouscula d’un rien et l’incita à baisser les yeux sur la Luxray. Relâchant d’un rien ses épaules, al gratifia la lionne d’une caresse affectueuse.

Oh, well.
Il ne deviendrait sans doute pas leur prochain donateur, à moins qu’Umiko et Lukas ne parviennent à faire preuve de plus de tact qu’al n’en avait à revendre… Mais qu’importait, au fond. Il l’avait allègrement soûlé·e.

Gabrielle n’avait pas toujours été comme ça. Pas toujours été si virulent·e, pas toujours été si brut·e de décoffrage à l’égard de ceux qui lia contrariaient, pas du genre à faire des montagnes des choses qui lia dérangeaient - al s’était connu·e plus lissé·e, plus silencieux·se, plus docile. Sans doute était-ce le fruit d’une socialisation de fille qu’al s’efforçait de faire mentir, depuis qu’il lui était apparu qu’on n’était pas obligé de rentrer dans une case prédestinée pour exister - qu’on pouvait se déverser hors des cadres, déborder, en faire des caisses et des montagnes pour être écouté, redessiner les contours de l’acceptable pour façonner des sociétés. C’était peut-être aussi la fatigue, de venir d’où al venait, de ces quartiers aux tours grises, montagnes de béton qui faisaient d’eux les cibles de la bien-pensance et des bien nés - d’avoir toujours dû s’affirmer pour faire valoir sa place, partout où al allait.

Al ne supportait plus - qu’on lia remette en question, qu’on l’accuse d’être ce qu’al n’était pas, de faire ce qu’al ne faisait pas, qu’on lui colle sur le front l’étiquette de préjugés qu’al condamnait. C’était épuisant - al n’avait plus de patience à revendre, plus l’envie non plus de s’effondrer sous la montagne de reproches dont ils se sentaient le devoir de l’accabler.

Tandis qu’al se tenait là, menton levé, face à cet homme qui condamnait ses intentions sans les connaître - auquel cas, peut-être aurait-il su qu’al n’était pas l’apprenti·e ranger lia plus noble, mais que son affection portée aux Pokémon avait le mérite d’être sincère -, Lukas s’avança à ses côtés. « Excusez-nous, le soleil nous épuise et nous avons croisé un groupe avec lequel la situation a été- tendue. Ils pensaient que les rangers sont une organisation droguant les Pokémons, ce qui est, évidemment, complètement faux, » Gabrielle haussa un sourcil - pour l’amour du ciel, qu’est-ce qu’il racontait ? - mais ne pipa mot. Il avait l’air de savoir ce qu’il faisait, et lia Demaury n’était pas certain·e d’être capable d’aligner trois mots supplémentaires sans assommer l’homme d’une montagne d’insultes fatiguées, alors-
Alors, il valait sans doute mieux qu’al le laisse faire, sans intervenir.

« Vous, en tout cas, vous semblez avoir vraiment à coeur le bon traitement des Pokémons. » Bla, bla, bla - Gabrielle aurait presque pu mimer le geste d’un violon, mais se retint. Ils étaient du même côté, alors… Al se contenta de suivre des yeux son geste, lorsqu’il libéra sa jeune Grillepattes sur le sol, qui eut tôt fait d’attirer l’attention de Rumble, qui se lança à sa poursuite en bondissant, d’un côté puis de l’autre, comme- Comme un Skitty l’aurait fait, en vérité.
Un Skitty un peu plus gros, un peu plus lourd, et un peu plus- électrique, sans doute.

Et puis, ce fut au tour d’Umiko - et Gabrielle dû se retenir de toutes ses forces pour ne pas lever les yeux au ciel. Sérieusement, pourquoi est-ce qu’iels perdaient leur temps, même ? Pourquoi est-ce qu’il fallait qu’iels gâchent leur salive pour ce type, d’abord ? (C’était al qui avait commencé.) C’était al qui les avait mis·es dans cette situation - même si al ne l’admettrait pas, et qu’al espérait qu’iels n’en feraient pas une montagne une fois qu’iels seraient de nouveaux seuls. Bah… Al se contenta de s’éloigner, rappelant sa Luxray à sa Pokéball en tournant le dos à ses camarades comme au type - parce qu’il lui avait semblé entendre la voix d’Umiko faiblir, comme iel racontait l’histoire de son Wailord, et que c’en était trop, pour al, qui ne savait pas composer avec les émotions qui débordaient quand il ne s’agissait pas des siennes.

Al était persuadé·e d’avoir déjà entendu cette histoire, sans doute plusieurs fois - et c’était une histoire triste, qui attisait toujours un peu de colère, chez Gabrielle ; et puis al finissait toujours par songer à tous les dossiers qu’al avait lus et comme l’histoire de Kanaloa n’était pas exceptionnelle, pas inédite, et comme il y en avait une montagne d’autres toutes semblables, similaires en les pires points, qui lui rappelaient comme l’humanité l’exécrait. Fortress était son plus parlant exemple personnel - il s’était habitué à sa présence, mais il continuait de sursauter si Gabrielle avait le malheur de faire un geste trop brusque ou d’élever trop fort la voix. Et al sursautait, al aussi, s’il bougeait sans qu’al s’y soit attendu·e - mais n’était plus saisi·e de la même peur paralysante qu’à l’époque. Lui- Lui, eh bien, personne ne pouvait encore vraiment l’approcher, bien qu’il commençait à accepter la présence d’autres humains à condition que Gabrielle soit à côté.

À chaque fois que ses yeux se posaient sur ses roches érodées, elle maudissait les hommes pour ce qu’ils étaient - tout en sachant qu’al ne valait peut-être pas mieux qu’eux.

Al aborda un jeune couple, qui passait par là, et puis une mère et son enfant, et puis il y eut deux mioches qui s’approchèrent avec curiosité, et Gabrielle en profita pour alpaguer les parents, déversant sa montagne d’informations en s’assurant qu’elles soient ordonnées, un entonnoir qu’on lui avait dit, distribuant prospectus après prospectus et récoltant quelques signatures, de çà, de là - al n’avait même pas vu l’homme désagréable disparaître.

Lorsqu’al s’accorda une pause pour boire de l’eau, assis·e sur le bord de la fontaine, al en profita pour lever les yeux sur ses camarades. « Alors, du coup, l’autre il a pris le flyer ou pas ? » Et puis, en reportant son attention sur Lukas, « d’ailleurs, c’était quoi, ça ? Cette histoire de, uh- C’est quoi ? » Al venait de remarquer une petite enveloppe, dans le carton de prospectus, posé sur le dessus, au sommet des montagnes instables de paquets de flyers qu’on leur avait définitivement confiés en trop grand nombre. D’une plume pleine d’arrondis, on avait écrit Aux bienfaiteurs de ce monde. Gabrielle se pencha, saisit l’enveloppe et la retourna dans tous les sens, comme à la recherche d’un indice.

À défaut d’en trouver le moindre, et parce qu’il y avait une épaisseur, sous ses doigts - une montagne de choses à lire et qui lia décourageaient déjà, parce qu’al n’était pas ça -, qui attisait trop fort sa curiosité, al l’ouvrit avec précaution. À l’intérieur, plusieurs feuillets, dont plusieurs manquèrent tomber lorsqu’al en tira un. C’avait des airs de poème - Gabrielle le lut une fois, en silence, dans sa tête, avant de le déclamer à ses camarades, tentant d’y mettre les formes et les intonations, bien qu’al tendait à avoir quelques maladresses, à la lecture, butant sur des syllabes et des mots mal lus, mal enchaînés.

« Aux bienfaiteurs de ce monde que je cru vain,
De ce monde que je cru perdu d'un regard,
Je dédie, à vous, ces quelques mot d'écrivain,
À vous, muses que mon coeur ne peut décevoir.

J'ai connu matins bleus, matins cendres et nuit,
J'ai connu des jours d'après le deuil et l'ennui,
Les montagnes de douleur et tous les tourments
Qui font oublier demain, regretter l'avant.

Mais j'ai vu dans vos yeux l'éclat qui s'est éteint,
Qui s'est tari, terni, qui a quitté les miens ;
J'ai vu dans vos yeux pour demain d'autres promesses -
J'aime, d'un poème, vos coeurs et leur noblesse. »

Wah.

« …Mais c’est vraiment pour nous, vous croyez ? » C’était une sacrée montagne de compliments, que Gabrielle ne pensait pas mériter - al ne faisait que distribuer des bouts de papiers colorés en espérant que leur cause toucherait. « Y’a quoi d’autres dans l’enveloppe ? »

« Sérieux, ils font pitié, j’comprends pas, » ricana l’adolescente, enfoncée dans son siège, en regardant le trio qui se démenait, sur la place, à quelques dizaines de mètres de là. « Ils croient vraiment qu’on en a quelque chose à foutre ? » À sa droite, son ami renifla avec mépris. « C’est pas les mêmes qui distribuaient des prospectus pour ces cons de Magicarpe, là ? » Le troisième haussa les épaules. « Aucune idée, mais t’façon c’est tous les mêmes. J’suis sûr qu’ils utilisent même pas la thune pour leurs associations ou j’sais pas quoi,
- Cent pour cent, les dons ils vont les utiliser pour leur prochain attentat. »
Des ricanements, mauvais mais hilare, secouèrent la petite tablée. La première but une gorgée de son thé glacé, en pianotant sur son téléphone. « D’ailleurs, en parlant de ces idiotes de carpes, vous avez vu qu’à Anthos ils vont en relâcher plein dans le lac ? » Celui à sa droite grimaça. « Mais ils sont totalement cons ou ça s’passe comment ? » La première haussa les épaules. « Non mais ça t’façon c’est les social justice warriors, ça, pas les chips les plus croustillantes du paquet, » et un rire, en face. « Putain, trop hâte que ça leur pète à la gueule là, genre imagine y’a un Magicarpe qui évolue et qui fout le bordel ?
- Oh, pitié, j’en rêve.
- Mais j’suis sûr même ça ça leur suffirait pas, ils seraient genre ‘ouiii-han mais euh, c’est pas leur fauuute-han, c’est les méchants humains-han”, » et l’hilarité se saisit de nouveau de la tablée.

« Oh vas-y, en vrai viens on va leur faire perdre leur temps un peu ? » Les regards de ses camarades se tournèrent dans sa direction. « Genre ? » Le premier haussa les épaules, « j’sais pas, leur faire perdre leur temps, quoi… Leur faire comprendre c’qu’on pense. » Il ne leur fallut que quelques secondes pour se convaincre, finir leurs verres et se lever, pour s’approcher du trio.

« Par contre c’toi qui parles, » et l’autre de se tourner vers son camarade, les sourcils froncés. « Et pourquoi ? » L’autre haussa les épaules. « Ton idée.
- T’étais quand même pas le dernier à sauter sur  l’occ-
- Oh, ça va, j’le fais, » maugréa leur amie, agacée. « Vous êtes lourds, putain. »

Et puis, comme ils approchaient, ils façonnèrent tous trois un sourire sur leurs lèvres, poli et avenant (avec plus ou moins de succès). « Salut ! Vous faites ça pour- » Elle jeta un coup d’oeil sur la banderole. « Pour le refuge des rangers ? C’est trop cool, vous y travaillez ? » L’une du trio, en face, leva la main. « Moi, oui ! Eux, non, » et il lui semblait que son visage était familier, comme si elle l’avait déjà croisée quelque part, mais sans bien être certaine ni se souvenir d’où - d’autant que l’autre ne semblait pas la reconnaître.

« Et du coup, c’est quoi le but ? » L’adolescente, tablette sous le bras, s’avança un peu. « Déjà, sensibiliser les gens, parce que tout le monde sait pas ce qu’on fait. Et puis, on essaie d’engager des bénévoles qui acceptent de venir aider, ou des gens qui peuvent donner un peu d’argent s’ils n’ont pas le temps. » Bras croisés, sourcil haussé. « Et il sert à quoi, cet argent ? Non parce que, la dernière fois qu’on a donné pour une cause du genre, y’a la moitié du centre ville qu’est tombé en ruines. » Un silence - en face, comme de leur côté.
Damn, c’est qu’il n’y allait pas de main morte. « Euh, ben, à entretenir les locaux, à acheter de la nourriture pour les Pokémon, à payer les consultations vétérinaires, les frais d’identification, de vermifuge, les vaccins… »

« Les dons, c’est forcément un prélèvement mensuel, ou on peut faire genre juste un don ponctuel ? » L’adolescente, en face, jeta un coup d’oeil à la tablette, et sembla pianoter un peu sur l’écran. « Alors, normalement, on peut faire du ponctuel, mais là j’crois qu’elle commence à surchauffer donc euh, est-ce qu’on peut peut-être- Juste prendre vos coordonnées ? » Et elle désigna les feuilles qu’un de ses collègues tenait, un peu vaguement. « Pour vous recontacter et vous indiquer la marche à suivre ou quoi ? »

Le type qui avait fait preuve du plus de défiance à leur égard s’approcha, en tendant la main vers les feuilles. « Chaud, en vrai- Je peux ? » C’aurait été trop beau de croire qu’il s’apprêtait à réellement donner ses informations, plutôt qu’à témoigner de son hostilité en la gravant,
encre de stylo bic sur papier pourtant plein de bonnes intentions.