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TW / CW du topic - consommation d'alcool, allusions sexuelles, mentions de mort, conduite à risques.

Frappent des basses ; tonnent les tambours.
L'ambiance est à la fête dans les quartiers de misère d'Haptos - là où se parquent les oubliés, les miséreux, ceux qui n'intéressent personne et surtout pas les gouvernements. L'ambiance est à l'adrénaline ; l'ambiance est à l'ivresse - les masses se pressent, se bousculent, parient et misent plus que ce qu'ils ne possèderont jamais. Les plus curieux observent de loin - quelques lumières se sont allumées sur les balcons qui surplombent l'allée où s'entassent les véhicules et les gens.

Une bière à la main - la première de la soirée -, je vogue dans les foules. Ici, il n'y a personne pour me reconnaître ; ici, tout le monde s'en fout. Ici, je suis un anonyme parmi les anonymes, rien qu'un branleur parmi tant d'autres à jouer selon ses propres règles contre celles promises par la vie.
Un parmi tant d'autres, à lever les yeux en direction du ciel et à rire à gorge déployée pour défier les Dieux : il faudra me tuer pour me faire plier.
Les pieds bien sur terre, funambule sur l'asphalte - j'ai pas peur de ce que me destinent les aléas. Parfois, j'ai même dans l'idée que je joue pour perdre plus que pour gagner.
Comme dans l'espoir de m'éteindre dans un dernier fracas, à l'image de l'existence que j'ai menée jusqu'ici : une explosion d'air, d'essence, de flammes et d'acier.

Je rejoins les abords de la caisse qu'on m'a confiée pour ce soir - celle d'un type qui s'est détourné de son ancien favori pour miser sur moi. Le seul nom que j'ai, ici, c'est celui d'adversaire à la hauteur. Je n'suis que Romeo - l'un des quelques coureurs qui se démarquent au fil des lignes d'arrivée. Ces quelques-là contre lesquels on se persuade de vouloir gagner.
Quitte à tout perdre ; quitte à tout tenter.
Mais la plupart n'iront jamais aussi loin que j'irai ; parce que quelque chose, ici, les retient. Quelque chose les ramène. Quelqu'un les attend. Parce qu'ils tiennent à la vie, ou parce qu'ils ont peur de mourir. Les deux à la fois, pour quelques uns.
Ni l'un ni l'autre, me concernant.

On n'est jamais plus à même de l'emporter face au danger quand on ne croit qu'en l'ordalie.

Je dodeline de la tête sur les basses qui résonnent et les moteurs qui montent dans les tours du côté des tunings auquel je n'adresse qu'un regard désintéressé. J'ai pas d'attrait pour les belles bagnoles - rien qu'une passion pour la brûlure de l'adrénaline. Rien à foutre du cuir de leurs sièges, du bruit de la machine, de la puissance des enceintes qu'on installe dans le coffre - pourvu que ça roule et vite.
Je ne suis distrait que par la silhouette qui s'approche - type à l'âge indéterminable, visage abîmé dans le halo des phares qui sont nos seules lumières dans l'obscurité plongeante d'Haptos.

« Hey. » Je hausse un sourcil, sourire au coin des lèvres. Ses intonations sont enjouées, ses prunelles emplies d'un quelque chose qui me rappelle mon propre reflet. L'air de rien, je m'adosse contre la portière close de la voiture derrière moi, et porte ma bière à mes lèvres pour en avaler une gorgée tiède. « Ouais, je sais… Mais comme j'suis doué de beaucoup d'empathie, j'te paierai une tournée de réconfort en guise de lot de consolation. » Ah, les joutes verbales… Aucun doute que s'il me fallait construire un empire, ses murs seraient bâtis de mes provocations.

Au loin, le bruit résonne d'un départ qui soulève les hurlements d'une foule survoltée. Je lève la tête, mais n'aperçoit qu'un nuage de poussière dont les particules dansent devant les phares. Mon attention se reporte en direction de celui qui m'a abordé. « Donc, c'est toi mon adversaire de la soirée ? » Je tends mon poing serré, dans un check familier. « J'm'appelle Romeo. Et j'espère que toi, t'es prêt, parce que c'est bientôt à nous. On t'a déjà refilé ta caisse ? »

Oyaris.
Tu répètes en silence les trois syllabes, qui se dessinent malgré toi sur le bord de tes lèvres. Sans un bruit - rien que les mouvements ténus qui s'esquissent sur des lippes abîmées. Oyaris. S'il était à la hauteur - pas nécessairement vainqueur ; seulement capable de t'arracher les frissons d'une adrénaline perdue, d'une dopamine dérobée -, son nom, tu tâcherais de ne pas l'oublier.
Tu n'oublies jamais ceux qui te font frémir ou trembler.
Alors, qu'il réussisse. Qu'il te force à serrer la mâchoire, qu'il force ton cœur à s'emballer ; qu'il fasse s'immiscer l'angoisse enivrante entre tes côtes, qu'il te vole un soupir fébrile. N'importe quoi. Qu'il provoque une décharge au dedans, n'importe laquelle et, à défaut des mises, c'est ton respect qu'il obtiendra.
Pour ce qu'il vaut.

Un regard en biais à la caisse qu'on a garée dans son dos plus tard, tu dardes tes prunelles au fond des siennes. Les tiennes luisent d'un éclat serein mais avide ; paisible et affamé. Tu t'impatientes du tremblement du volant entre tes mains, de celui des pédales sous tes pieds, des acclamations que tu n'entendras pas. Tu t'exaltes d'avance à l'idée de brûler dans la nuit.
« Et on se retrouve sur la ligne d'arrivée. »
Comme une promesse insensée. Tu la franchiras. Tu ne laisserais pas les pneus déraper dans la poussière ; tu ne cèderas pas de terrain à la vitesse pour te dérober à la route. Pas aujourd'hui, pas ce soir ; l'urgence du risque boue dans tes veines mais pas celle de mourir.
Tu veux voir, pour une fois, ce que la nuit a à t'offrir ; tu veux savoir s'il saura marquer ton esprit.

Tes prunelles caressent brièvement les étoiles - provocation insolente tandis que tu termines ta bière et l'abandonnes à la poussière du sol (tu la ramasseras plus tard, si tu t'en sors) -, puis ton adversaire que tu couronnes d'un sourire qu'aucun mot ne saurait décrire.
Que les dés soient jetés.
Tu contournes ta caisse, grimpes à l'intérieur, claques la portière et, aussitôt, tritures les enceintes pour faire trembler les basses. Qu'elles fassent bondir ton cœur. Qu'elles inspirent ton souffle.
Une main sur le volant, l'autre sur le levier de vitesse, tu relèves la tête.
Un dernier regard en direction de ton adversaire - un sourcil haussé en réponse à son signe de main -, et les drapeaux s'abaissent.

Tu poses pied au plancher.
T'abandonnes à la fièvre glaçante du premier virage serré.

La brûlure de l'asphalte sous mes jantes rutilantes ; la poussière qui s'élève de mes virages danse dans le faisceau de mes phares. Jetée dans sable et au bas des immeubles rongés par le vent de l'Ouest - je traverse le circuit à pleine vitesse, emportée par l'élan de mon moteur rugissant. Qu'il rugit ! Qu'il gronde ! Ah, entendez ce bruit que fait la vie dans la nuit ! Entendez mon chant, entendez ma complainte dans le grand désert ! N'observez pas trop la réalité : moi, sous mes roues, je n'imagine que les horizons dorés de ma jeunesse. Je revois le ciel bleu, les dunes, le vent ! Je revois la beauté de ma peinture neuve et de mes adrénalines qui montaient dans les tours. J'étais reine du sable, reine de l'Ouest, moi ! J'étais la grande, l'inquiétante ! Ah, je me rappelle…  J'étais souveraine.
J'étais La Belle Ensablée - la fidèle monture des bandits. Mes chevaux sous le capot, au grand galop pour fuir les Truands étoilés ! Ah, mes chers, j'en ai portés, et loin, des Robin des Bois des steppes !

Ah… C'était la loi du plus fort, vous comprenez ; et moi ! Et moi, écoutez-moi ! J'ai toujours aimé les vaillants ! Mais ce n'était pas n'importe qui, écoutez ! J'étais la Belle Ensablée, moi - je n'étais pas la monture des voyous ni des assassins ! J'étais celle des nobles hors-la-loi, celle des plus grands vagabonds ! Dites un peu, voir, le nom de n'importe lequel de vos vauriens ! de n'importe lequel de vos malandrins ! J'attends : donnez-moi le nom de vos gibiers de potence ; moi, c'est au sommet que je les ai menés, comprenez ! J'étais là, dans l'ombre de chacun d'eux… Et leur histoire, mes amis, c'est à moi qu'ils la doivent !
Aucun sheriff, aucun Apache pour nous arrêter ! Nous étions libres, lancés au grand galop de tous mes étalons sous mon acier - inarrêtables, rois du monde et grâce à qui ?! Ah ! Grâce soit faite à ma jeunesse perdue…

Le sable fait tousser mon moteur, grincer mes alliages - je suis fatiguée, fatiguée mais de quelle vie ! Ah, mes amis, j'ai vécu… Eh, oh ! Ce gredin fait trembler mes rotules de ses musiques de sauvage… « Fonce, ma belle. » qu'il murmure au cuir usé de mon volant, comme un familier, comme un favori, comme un courtisan ! Malotru - il n'a pas l'éminence de ceux que moi, je menais à travers landes et veld ! On était plus raffiné, d'antan ! On connaissait la magie des sifflements et des harmonicas, des instruments de bois et des tambours ! C'était autre chose, mon époque ; et c'était une belle époque, que cette autre chose...

Aujourd'hui voilà qu'on m'oublie, moi - grande prêtresse des sables. Moi, et toutes mes histoires à raconter ! Echouée sur des rues macadamées. Réduite au désir d'un marshall de pacotille, sans honneur, sans courage ! J'en ai franchies, des lignes d'arrivée ; mais ça n'a rien d'une victoire, ça n'a rien d'un sommet si c'est en état d'arrestation, si c'est entre les mains d'un fraudeur de liberté ! Ca n'a rien des dunes où j'aimais à laisser ma carrosserie s'abîmer…
Une énième s'approche - une autre ligne d'arrivée. Un autre dénouement ; un autre terminus. Peut-être le dernier - je le sens, c'est bientôt la fin. Les soleils m'ont épuisée et les sables m'ont rongée jusqu'aux écrous. La ligne s'approche et moi je songe à ces plaines que j'aimais tant, à ce vent chaud qui me poussait en avant, à la chaleur qui faisait onduler l'horizon. Je pense aux feux de camps, aux coups de feu, aux cris déchirants de mes bandits adorés qui s'excitaient de leurs dernières banques dérobées sous le verre d'un sheriff alcoolisé. Ah ! … Peut-être faudrait-il que je m'arrête, peut-être faudrait-il que je dévie. Que je jette mon cavalier à terre - peut-être faudrait-il que je m'enfuis.

Ah ! La mélancolie m'étreint…
Je pourrais freiner des quatre fers ! Ou bien m'écarter - imaginez ! Peut-être… Peut-être que si je n'atteins jamais la fin ; peut-être que je peux continuer ? Puis-je rouler vers le sable, puis-je embrasser une nouvelle fois mes tendres prairies dorées ; puis-je m'en aller mourir dans ma pampa adorée, ou faudra-t-il qu'on éteigne mon compteur sur l'asphalte d'une grisaille qui me dérobe à mon histoire tant aimée ?
Ah ! qu'on m'arrête, qu'on me raisonne. La ligne approche - épaisse et blanche, dessinée à la craie, effacée par ce sable qui, jusqu'ici, semble venir me chercher, semble vouloir m'appeler. Dois-je continuer ? Dois-je renoncer ? Tout est en surchauffe - mon moteur rugit mais la complainte est douloureuse. Aiguë. C'est un appel à la nuit - comme les hurlements de mes bandits.
Moi aussi, je veux m'en retourner galoper d'où je viens ! Moi aussi, je veux m'en retourner donner du sens à mes rêves avortés ! J'entends encore le chant des banjos, celui des fiddle et des dobro ! J'entends encore ces gospels qui me faisait vrombir… J'aperçois encore ces échoppes de bois où tanguaient des panneaux abîmés gravés des mots des hommes, et puis les virevoltants qui traversaient les rues désertes, et les cactus assoiffés par des pluies qui ne tombaient jamais, et…

Cette ligne, inexorablement, se rapproche.
Dois-je accepter le destin qu'on me promet ; dois-je accepter que le jour ne vienne plus jamais - dois-je accepter que ma carcasse sera celle des rues et pas celle des dunes ? Il est encore temps - tourner, me débarrasser du marshall et puis… Retrouver la caresse d'un été sans fin. Entendre dans le vent des plaines siffler comme le tendre folk des mandolines…
Mais mes boulons sont rouillés ; et toute mon armature proteste à se dérober aux mains de mon geôlier, à l'emprise de ce cow-boy désaimé. Terminé, je crois, le tumulte des colts de mes tendres desperados - terminée, je crois, mon existence pionnière, et mon drame muet oublié dans le crépuscule d'un désert doré.

Mon moteur tousse, mes phares vacillent. Ma loyauté pour mon cavalier n'a d'égal que le désespoir qui s'immisce dans mon ossature.
La ligne est franchie - autour de moi, on célèbre, insensible au mausolée de mon existence. Le marshall soupire dans mon habitacle, tremblant de l'extase dont mon dernier galop lui fait offrande. Va, brigand, même si tu n'as rien des miens. Va, tu m'aurais offert un dernier voyage en pensée ; j'aurais goûté à la morsure du sable dans mes rouages une dernière fois.
Va, sors, claque la portière de mes rêves. Abandonne moi à ma dernière demeure.

J'entends ton rire, bandit - un instant, un seul, je me méprends. « 'tain, t'étais près ! J'vais pas t'mentir, mais j'étais pas sûr d'gagner. » Leurs silhouettes dansent dans le halo fatigué de mes phares - je devine le sourire exalté des rejetons de mon far west adoré, le tremblement de leurs gestes encore épris des vrombissements de nos moteurs jusque sur nos volants abîmés. Leur étreinte, brève, ressemble à celles qu'échangeaient mes scélérats à la nuit tombée pour célébrer leurs sublimes échappées - leurs victoires volées.
J'entends, dans les tours, frémir la voix des mandolines venues me bercer. « Viens, j'connais un bar grave cool à Haptos, on récupère les mises et j't'embarque ! » Mon moteur s'est tu.
Mes phares se sont éteints.

Lentement, ma carcasse vide se refroidit - s'abandonne à ces récits que j'ai racontés à m'en persuader. Bercée par les histoires de ce désert qui nous entourait.
J'ai toujours rêvé, moi, d'être tombelle dans le sable - oubliée dans les steppes, et les années, au dessus de moi, auraient bâti une dune nouvelle qui, peut-être, aurait porté mon nom.
Je m'endors - au dernier frémissement des accords d'un luth perdu.

J'ai le souffle court - comme si j'avais couru, ou comme si j'avais retenu ma respiration trop longtemps. Mon cœur bat fort, entre mes côtes, jusque dans mes tempes et même au bout de mes doigts. Tout mon corps tremble sous l'assaut des vagues brûlantes qui le secouent. J'ai la sensation grisante de ne plus tout à fait toucher terre, de marcher sur un sol meuble dans lequel mes pas s'enfoncent. Les couleurs paraissent plus vives, les bruits plus aigus - j'ai chaud, j'ai froid ; c'est comme une sensation de fièvre mais délectable. J'ai la tête légère, étourdie - et mon rire, c'est plus fort que moi.
Nerveux, fébrile - il résonne sur le fil de l'adrénaline qui s'emmêle à celui d'un émoi qui me dépasse. Le danger passé, mon corps disjoncte - quand l'épinéphrine se dissolve dans mes veines et qu'elle laisse place à l'épouvante des et si... avec lesquels je danse au bord de l'abîme. Alliance de détresse en perdition et d'exaltation naufragée - j'en savoure chaque instant.
Chaque battement.

« T'es coriace, comme adversaire, hein. Ça f'sait longtemps qu'on m'avait pas mis au pied du mur comme ça. » Je t'emboîte le pas, sillonne au travers d'une foule irréelle à laquelle mon attention ne s'accroche pas. J'empoche les billets des parieurs et des perdants, morceaux de papiers froissés au dessus desquels se damnent les vaincus qui espéraient contre moi.
Un sourire aux lèvres - qui s'attarde malgré moi, sensation cotonneuse qui ne me quitte pas - je m'écarte du monde, je m'éloigne du bruit. J'ai rendu les clefs, abandonné les festivités - j'entends, au loin, gronder le moteur des bagnoles des prochains concurrents. Je connais les noms - rien qui mérite de rester. Rien de grisant, rien pour exulter par procuration. Des jeunes - plus que moi - en mal d'un peu de sensations fortes mais sans le goût du risque - parce qu'ils ont la peur de la sortie de route pour compagne.
Amante, dans mes draps, depuis longtemps oubliée.

Je jette mon bras autour de tes épaules, comme si l'on se connaissait depuis toujours - comme si nous avions partagé une vie plutôt qu'une simple course. Plutôt qu'un simple jeu avec le vide. « J'suis là souvent, ouais. On aura l'occasion de recommencer. Mais j'peux jamais prédire en avance quand est-ce que j'serais là, j'décide genre… au dernier moment. » Les jours avec, les jours sans… Si je m'arrache à l'obscurité de mon appartement à la nuit tombée ; si je n'ai pas de concert à donner. Si j'ai besoin de cette ivresse ou d'une autre. De quelle façon j'envisage me briser.
De quels dés je veux me jouer - quelles statistiques j'espère tromper.

« Euh… C'est le… Duty Frenzy ? Un truc comme ça… J'suis mauvais avec les noms. » Même ceux des gens. « J'viens surtout ici pour les courses, mais du coup, ouais. J'suis pas d'ici, mais j'déteste pas l'ambiance. J'trouve ça marrant qu'ce soit sur l'île la plus psychorigide qu'ont retrouve toute la criminalité de Lentis. » Rictus appuyé - avec tout, tout ce que je pense sincèrement de cette cité déliquescente.
J'emprunte une allée qui nous jette dans une embouchure plus large, plus fréquentée. Ici, les bruits de la ville ont remplacé ceux des bas-fonds de New Pyra. Ici, on n'entend pas grimper dans les tours les moteurs d'une jeunesse en mal de bris de glace et de verre - rien que ceux de citoyens plus ou moins honnêtes, occupés à leur vie et aux yeux de qui nous ne sommes rien ni personne de plus qu'eux.
Souvent même moins. « Et toi ? J'en déduis que tu traînes souvent ici, mais t'es de ceux-là ? » je demande, en désignant un groupe d'individus de nos âges, de l'autre côté de la rue. Des Haptais pure souche - j'assume, présume ; décide des vérités des autres sans leur laisser l'occasion d'exposer la leur. « T'as fait ça combien de fois ? Les courses, j'veux dire. »
Ah - pas certain que mon ego se satisfasse de toutes les réponses.
J'ai au moins le mérite, au milieu des désastres, d'être bon joueur quand on alimente mes incendies.

Roulette russe. Drôle de métaphore, que j'embrasse avec un sourire - j'aime l'idée du feu aux poudres ; j'aime l'idée du risque brûlant. J'aime l'idée qu'il y aura quelque chose d'un peu plus grisant que toutes les autres fois à celles où nos deux présences se croiseront. Aux caprices du hasard et à ceux du ciel. Sans qu'on décide, sans qu'on prévoie - comme un défi lancé par les dés. Le sort en soit jeté.

Une notification fait vibrer mon téléphone contre ma cuisse - je tire l'appareil de ma poche, survole d'un regard distrait, fais glisser, like, déconnecte, verrouille. C'est toujours compliqué, depuis que j'ai eu le courage de rouvrir ces comptes que j'avais désactivés en m'échappant sur les routes, persuadé que je n'en aurais plus besoin. C'est difficile, de retrouver la force de lire, commenter, poster quand l'angoisse de la haine vous tort les boyaux et vous file la nausée à chaque fois que l'écran s'allume. Je réapprends, doucement - mais je reste sur le bord du fil. Sur la mince ligne qui se dessine entre l'insupportable et le tolérable.
Je réprime un soupir quand je l'enfonce dans ma poche, et je presse le pas d'un rien - bousculé par une hâte insensée à l'idée de m'oublier dans les verres vides alignés.

Adamantia. Mais pas Adamantois, je devine à la suite - un immigré ; arraché à ses origines pour une raison ou pour une autre. Mes prunelles dardées dans ta direction s'essaient vainement à te déchiffrer. Était-ce par choix, ou par obligation ? Que dissimule ton sourire ; que déguise ton énergie ? Pourquoi cette recherche d'adrénaline aussi éprouvante et dangereuse que celle à laquelle je m'abandonne ? Quelle histoire ton visage brûlé aurait-il à raconter ? De l'anecdote au drame qui ravage une vie ; de quel côté de la ligne te trouves-tu ?
Mais la suite trouble le fil de mes pensées - m'arrache à ce sérieux qui me ressemble peu pour me voler un rire confus. « Sérieux ?! J'me suis quasi fait laminer par un bleu ?! 'tain... GG well play, même si j'vais pas t'mentir, ça fait un peu mal à l'ego. » Et ça aurait pu faire mal au cœur, aussi - quelle vie justifiait qu'on prenne ces risques insensés dès la première fois ? « Alors, moi, euh... » Je renverse la tête en arrière - fixe les coins de ciel qui s'arrachent au bordure des gouttières. Je compte, mentalement, plus trop certain des dates qui composent mon quotidien - j'ai perdu la notion du temps depuis longtemps. Et j'ai abandonné tant de souvenirs, laissés en proie à l'aiguille qui perçait mes veines, aux alcools qui enlaçaient mon sang, et aux jours noyés de sommeil dans un appartement bouclé d'obscurité, que je ne suis plus bien certain… « Alors, y'a... quelque chose comme un an que j'fais ça à Haptos ? Mais ça faisait déjà quelques mois, en vrai, avant que j'débarque à Lentis. » Mais c'était différent. Moins brûlant, moins désespéré.
Je me mettais moins en danger.
C'est quand j'ai fui et que je me suis échoué à Lentis que j'ai envoyé se faire voir tout ce qu'il me restait de raison…

« Ah, tu sais… J'suis d'avis que tout ce qui est contrôlé et interdit a de toute façon son pendant au marché noir. Plus tu règlementes, plus l'illégalité tire ses profits... » Je hausse les épaules. Les courses, le deal et le fight, la traite Pokémon et peut-être bien celle humaine, la prostitution - tout ce que les bien-pensants condamnent se trouve ici. Dans les quartiers oubliés, et même sous les dorures falsifiées des toits les plus riches.
La plupart n'ont pas idée - les pires dérives de mon monde, je les ai vues chez ceux que le monde estimait comme des modèles à l'image la plus lisse.
Je tire de ma poche un paquet de clopes froissé, et j'en tire une cigarette un peu pliée, malmenée. Je tends la boîte dans ta direction, comme une invitation puis, après l'avoir rangée, main libre en coupe contre le souffle soulevé par nos pas dans les rues, j'allume mon poison salvateur. La première bouffée est aussi dégueulasse que toutes les autres - mais j'y reviens toujours. Incessamment. Depuis des années. « Hm ? Ah, ouais. » Je recrache la fumée, opaque, dans l'air tiède de la soirée. « J'vis à Kopadia. Mais j'viens de Galar. J'sais pas si tu connais ? Si jamais tu remets, genre, j'suis né à Smashings, j'ai vécu à Motorby, et… un p'tit temps à Winscor aussi. » Avant que tout vole en éclats - avant que j'me barre sur les routes, arpentant les terres Galaroises sans m'arrêter ; avant, aussi, que j'finisse par grimper dans un ferry pour m'échouer sur les plages Kopédiennes de Lentis.
Quel bel endroit pour s'échapper.

Trois bouffées nicotinées et deux virages plus tard, je tends ma cigarette en direction d'une devanture criarde d'où s'échappe déjà trop de bruits, en bas de la rue. « C'est là. »

TW - consommation d'alcool, mentions d'abus d'alcool.

Je souffle dans la brise chaude des exhalaisons toxiques qui s'éprennent de mes poumons encore exaltés par la sensation grisante d'une course pour la vie. New Pyra, à la nuit tombée, est encore brûlante ; l'asphalte recrache la chaleur accumulée sous le soleil des heures diurnes distendues à l'infini. Il s'élève dans l'air des odeurs de goudron fondu, malmené par l'astre de Phébus, et les bruits d'une ville où se disputent le sommeil des adultes gris et les festivités de la jeunesse dorée. L'heure, avancée, a obscurcit les fenêtres et les balcons - mais allumé l'énergie des bars de la rue où l'on avance. L'agitation, dans l'allée, ressemble à celle d'un plein jour. Les terrasses crachent leurs éclats de rire, leurs volutes de tabac ou de liquides sucrés vapotés, leurs musiques qui s'entremêlent et les cris des parieurs installés devant les écrans au comptoir des pubs.
Mais un seul pour attirer mon attention. Point de chute adoré - l'ambiance un peu plus feutrée, une piste de dance animée, une atmosphère un peu plus boîte et un peu moins bar-tabac.

ÉLECTROCHIMIE - Un peu plus de choix à la carte des boissons, aussi. De quoi te soûler sans passer par l'étape de t'émécher.
ESPRIT DE CORPS - Des meilleures playlists. Des sons qui tambourinent et qui donnent envie de danser. Des orchestres tapageurs qui ressemblent à ce sur quoi t'as l'habitude de t'étourdir et de t'enflammer.

J'esquisse un rictus. Les riches. Je ne sais jamais qu'en penser ; parce que les riches c'est si vague, ça dit tant, ça ne dit rien. J'ai gravi les échelons sans le vouloir, sans le chercher ; aujourd'hui je me tiens probablement dans le peloton de tête des individus les plus fortunés de Lentis, je crèche dans un appart' de standing pas méprisable dans un immeuble composé d'une immense majorité de résidences secondaires sous-louées ou désertées entre deux étés, et les heures en studio promettent de nouvelles recettes d'ici la fin de l'année. Pourtant, je ne me sens pas comme eux.

DOULEUR TRANSCENDÉE - Parce que tu viens des quartiers de misère. Des villes où la vie ne vaut pas grand chose. Des milieux où les enfants ne sont que des chiffres, qu'une donnée. Ton histoire, tu l'as surmontée.

Il y a comme une cassure.
Entre ceux qui n'ont connu que ça - que la grandeur, que la démesure. Que l'argent à flots, sans l'inquiétude de demain, sans la crainte de n'avoir plus nulle part où aller, que la simplicité d'accéder aux études qu'ils voulaient, dans les écoles qu'ils voulaient, pistonnés. Et les autres - les comme moi. Ceux qui ont connu la misère, la rue, les mois à compter sur la générosité des potes pour nourrir, loger, blanchir. Ceux qui ont connu les découverts, les interdits bancaires, les dettes, les forfaits téléphoniques suspendus. Ceux qui se sont saignés pour remonter.
Ceux qui ont accédé aux sommets à la seule force de leur rage et par défiance contre le déterminisme auquel on a tenté de les soumettre des milliers de fois. J'ai refusé de plier.
Je tire une bouffée nerveuse sur mon bâton nicotiné.

Essence ? La question me brûle les lèvres, mais je n'ai pas le temps de la poser - emballé, tu t'enfuies. Le pas pressé, tu cours sur la chaussée, au milieu des gens, insensible aux jetés qu'on te jette en biais. Je t'observe, une seconde, dans le tumulte d'une rue agitée, et ta silhouette qui s'éloigne en riant me hurle liberté.
J'éclate - l'hilarité franche, je m'élance à ta suite. Je sillonne entre les passants, prenant soin que ma cigarette n'effleure ni tissu ni peau. La chaleur, lourde, et la course, précipitée, pèsent sur mes poumons carbonisés. J'arrive à l'entrée un peu plus essoufflé que je ne l'aurais cru - mais jovial, radieux ; euphorique, extatique. Comme déjà ivre. « Danser ? J'vais t'épuiser. » Je lâche - le souffle court, un nuage de fumée délétère au bord des lèvres, irrémédiablement grivois. Innuendo équivoque - je plonge mes prunelles au fond des tiennes, un sourcil haussé et la fossette marquée, comme en ponctuation silencieuse à mes allusions trop évidentes pour être honnêtes.
Je veux juste perdre la tête.

ÉLECTROCHIMIE - Te la mettre à l'envers.
DOULEUR TRANSCENDÉE - Regretter demain.

Mégot écrasé sous ma semelle, je crache le dernier voile gris de mon poison dans l'air avant de t'emboîter le pas à l'intérieur. Les basses sont lourdes - cognent fort entre mes côtes. Malgré moi, je dodeline presque aussitôt de la tête - d'ores-et-déjà prêt à célébrer (la mort vaincue), d'ores-et-déjà prêt à oublier (la vie continue). Mes mains sur tes épaules, dans un geste trop familier pour le peu qu'on se connaît, je sillonne dans ton dos jusqu'au bar entre les corps qui se meuvent et qui s'enivrent.
Je ne me détache que pour m'accouder au comptoir, tandis que mes prunelles glissent déjà, pour la forme, sur la carte placardée au dessus des étagères. Je la connais déjà par cœur, pour être tant de fois venu m'échouer ici. Souvent après les courses ; souvent avant d'aller m'échouer dans des afters moins légales dans les entrailles de la ville.

« Un Long Island pour moi. » Verre chargé. Des cocktails qu'on boit moins pour le goût que pour s'enfiévrer - que pour s'anesthésier.
Commande passée. J'observe, de temps à autres, fasciné, le ballet des shakers entre les mains des mixologistes - mais mon attention, toujours, revient sur toi. Je me suis tourné d'un tiers dans ta direction, perché sur un tabouret, mes ongles qui tapent la mesure des sons sur le marbre froid.
Je me penche vers toi - pour que ma voix porte par dessus le vacarme des festivités. « Tout à l'heure t'as parlé de… Essence, c'est ça ? C'est qui ? » Et puis, dans le même instant, une autre question - détachée, pas si liée, pourtant nouée à la première par le fil rouge de mes idées. « Comment t'as entendu parler des courses ? C'plutôt sélect' en général, surtout celles-là. » Le bouche à oreilles, les bons filons, c'est une histoire de contact et de bonne impression. On sonde vos raisons, vos ambitions, votre honnêteté pour éviter les balances - et peu importe les précautions qu'on prend on finit toujours par être dégagés par les flics à un moment ou à un autre.
Mais on recommence quand même.
Inlassablement.

ÉLECTROCHIMIE - Pour l'extase de tout risquer.
AFFINITÉ MÉCANIQUE - Pour sentir la façon dont le corps épouse toute la carcasse d'acier quand le moteur se met à gronder, le volant à trembler.
DOULEUR TRANSCENDÉE - Pour te prouver que t'es pas encore cané.

TW - consommation d'alcool, alcoolisme et manque d'alcool.

Tapotement des ongles sur le comptoir - geste nerveux et impatient malgré moi. La proximité de l'éthanol a toujours cet effet-là sur mon être entier - une hâte difficile à canaliser. Une urgence à s'intoxiquer. C'est le corps qui réclame, et puis l'esprit - j'ignore lequel des deux hurle le plus fort sa famine. J'y cède toujours avant que la douleur me permette de savoir. Avant que je sache si c'est ma raison ou mes chairs qui flanchent les premières. Si c'est ma conscience que j'assassine ou mes sueurs froides. Les instants s'écoulent - le fracas des glaçons dans les verres, le tumulte des voix et de la musique qui couvre tous les bruits éloignés ; comme un capharnaüm turbulent où penser relève d'un effort inconsidéré.

Je me fends d'un rire en me redressant d'un rien. « Essence, donc… C'marrant, mon premier Pokémon s'appelle Diesel. » Une œillade en direction des barmans, puis sur un mètre de shots qu'on sert à côté. Les éclats de rire des âmes qui s'enivrent, cul-secs après cul-secs. Les boutades des uns et les grimaces des autres. Les entrechocs des verres. « Moi, je... » Je cille - force mon attention à se reposer sur toi plutôt que sur les ivresses d'à-côté. Les ivresses auxquelles j'aspire. « Un contact dans une soirée qui m'a entendu parler de celles auxquels j'participais à Galar... Ça date de, j'sais pas, un moment maintenant. Ça f'sait pas longtemps qu'j'étais à Lentis. » Tout juste quelques mois. Je devais encore fréquenter Neven, à cette époque-là. Episode sombre qui précédait ma première manie Lentoise ; je cherchais à retrouver cette adrénaline-là pour réveiller l'étincelle qui semblait m'avoir quitté.
J'avais besoin de retrouver les vrombissements des moteurs et l'instinctive terreur que la raison hurle mais auquel le corps et l'âme se refusent. J'avais besoin de trembler pour ma vie pour retrouver le goût d'exister - rien qu'un peu. Juste assez pour qu'avancer avec un cœur qui bat dans la carcasse que je traîne en vaille la misère et la peine.

Heurt des verres qu'on pose sur le comptoir à nos côtés. Mes prunelles se dardent aussitôt dans la direction du mien. Le liquide, ambré, ressemble à la couleur de mes yeux - mes yeux qui dévorent sans que mes mains ne suivent.
Mais tu bois le premier. Alors, je cède. J'attrape mon verre, le lève un instant mais sans un mot, et puis le porte à mes lèvres. Je réprime la grimace qui s'installe toujours sur mes traits à la première gorgée, la brûlure amère qui m'arrache la trachée. Le verre reposé, un raclement de gorge plus tard, je hausse les épaules. Tu vises directement dans les cordes sensibles, hein ? « Fallait que j'me barre de Galar avant d'y crever à p'tit feu. » Même si c'est partir qui m'a finalement presque tué. « Pourquoi Lentis ? J'sais pas trop. J'crois qu'j'ai craqué sur les photos d'Kopadia. » C'aurait pu être Alola, ç'aurait pu être les îles Orange ; je voulais un endroit où le soleil, peut-être, pourrait chasser les grisailles de Galar de mes mémoires et puis celles de mes idées. Je voulais un endroit où la fête régit les nuits, où les jours sont envahis de bruits. Je voulais la paix dans la tourmente, le silence de mes orages dans le tumulte des vies qui s'entremêlent.
J'avais besoin d'un endroit dont le cœur est vif et bat fort pour exister à la même cadence et ne plus penser.

« Du coup… Merci aux désastres qui composent ma vie, je suppose ? » Je ris, c'est doux-amer, un peu jaune, un peu las. Je porte mon verre à mes lèvres - je trinque avec le vide à mes catastrophes, à mes infamies. À toutes ces épreuves qui m'ont rendu un peu plus mort plutôt qu'un peu plus fort. Celles qui m'ont presque tué - celles qui pourraient recommencer.
Lorsque je repose mon verre, je ne le lâche pas tout à fait. Mon regard file et défile, et puis revient sur toi. Seule réalité tangible et réellement digne d'intérêt. « Tu bosses où ? C'est un bon coin pour se poser, côté ambiance ? » Un rictus équivoque. « J'sais pas, j'demande, au cas où j'aurais droit à une petite ristourne ou deux. » Faire jouer les contacts pour se détruire à moindre prix ; de toute façon ce sera les cocktails trop cher des bars huppés ou les bouteilles bon marché de l'épicerie du quartier. Du pareil au même quand le plaisir importe moins que de se laminer. « Et toi ? Pourquoi Lentis ? Et pourquoi… Adamantia, c'est ça ? C'pas un peu, euh, austère comme région ? Là, comme ça, j't'aurais vu plus Haptais ou Kopédien qu'Adamantois, j't'avoue. »
Rien qu'une histoire de préjugés.

Un parc, un virage, pas loin du téléporteur - j'essaie de visualiser. J'imagine sans trop de peine une rue étrangement familière où s'entassent quelques bars et restaurants - et je crois, mais sans certitude exacte, que c'est là-bas que se trouve le Dancewolf. Temple de la nuit parmi les temples de la nuit… « Ouais, ok, j'crois que j'vois à peu près. C'est un coin sympa, en vrai. » Même si ce n'est pas là-bas que j'échoue le plus souvent, mais plutôt ici - dans cette allée bondée qui vomit son lot d'âmes alcoolisées, sur ces trottoirs où les pas vacillent, sur ces sièges usés et au milieu de ces basses trop fortes qui forcent à hausser le ton pour se faire entendre. « Noté… Les bons comptes font les bons amis, comme on dit. » j'ajoute, mes mots ponctués d'un sourire amusé qui précède une gorgée brûlante.

« Adamantia est fermé. » Je hausse un sourcil, surpris. Tu lâches ça comme si c'était un argument en faveur de l'île de givre ; comme si c'était quelque chose de positif, alors que c'est ce qui éloigne le commun des mortels de la région. Austérité, ostracisme et autarcie - Adamatia n'attire pas. Adamantia n'appelle pas. Elle est comme cet horizon lointain duquel on ne s'approche jamais vraiment ; qu'importe les efforts de la dirigeante pour ouvrir son île au reste de Lentis, les tentatives sont trop timides, et toujours suivies de trop de pas en arrière pour que les choses changent. « J'ai fui le monde entier pour un peu de stabilité. Pour mon frère et ma soeur. » Mes lèvres s'entrouvrent, dans un oh muet que ma voix ne formule pas.
Je ne sais pas si je peux comprendre. Moi aussi, j'ai fui, mais c'était égoïste, c'était seul, c'était pour ne plus affronter les ravages de ce que j'avais moi-même réduit en cendres. Aurais-je été capable de tout sacrifier pour quelqu'un d'autre ? Je n'ai jamais été le frère de personne, je n'ai jamais eu personne à protéger, personne entre qui et le monde il aurait fallu me dresser. J'ai toujours été seul - et, comme par défaut, individualiste à en crever.
Et ma tendre found family, même elle, je l'ai laissée tomber.

Tu me parles du froid, de la neige, de l'anesthésie des glaces - et ça me ramène, brièvement, aux hauteurs de Ludester. Quelques jours à peine, le temps de trois concerts sur la tournée - et le soir on allait se perdre sur les belvédères et réchauffer nos corps transis à grandes lampées d'alcool. Il y avait quelque chose de grisant dans le heurt entre nos peaux brûlantes d'éthanol et la brise hivernale qui soufflait entre les colonnes.
Mais je n'ai pas d'affinité avec le froid ni avec son silence ; la façon dont la neige étouffe les bruits me dérange. C'est comme si tout s'arrêtait, c'est comme si la vie s'en allait. Et ça me terrifie. Je préfère le bruit, le tumulte, et quand tout va trop vite c'est la brûlure des vices que j'avale qui m'assassinent - c'est le trouble des idées, les inspirations lourdes, les gestes rendues maladroits par les substances altérées. « C'est le bruit et la chaleur qui m'font cet effet-là, à moi. » J'avoue, prudemment. « Les ambiances comme ça. » j'ajoute, en désignant d'un geste vague l'agitation qui nous entoure. « Et avec ça. » en levant rien qu'un peu mon verre avant de le porter à mes lèvres.
La fièvre.

Des questions - toujours des questions, d'autres questions ; et il me faut une fraction de secondes pour comprendre de quoi tu parles, que tu as quitté la neige d'Adamantia pour revenir aux asphaltes goudronnés. Un haussement d'épaules m'agite, un sourire prononce la fossette au bord de mes lèvres. « C'est bien parce que ça fait peur qu'on en redemande, non ? » Je lance, amusé, avant de hausser les épaules une seconde fois. Non. Je comprends très bien ce que tu veux dire. Je crois.
« J'ai pas peur. Si j'dois me bouffer le décor et que ce soit la dernière fois que j'voyais le soleil se coucher, ben, ouais. Tant pis. Ce sera comme ça. Quelque chose l'aura décidé. Le hasard, la malchance, les dieux pour ceux qui y croient, je sais pas. » Quelque chose de plus grand que moi ; quelque chose qui aura choisi que mon temps était fait, que mes provocations étaient assez. « Quand j'suis derrière le volant, j'me sens vivant. »
Exalté. Brûlant. Le cœur battant ; en situation de contrôle. Ma vie entre mes propres mains, ou laissées au macadam. Premier ou deuxième importe peu - tant que je suis en vie j'ai gagné ; tant que mon myocarde pulse c'est une victoire. Je suis toujours vainqueur - jusqu'au jour où je ne serai plus là pour voir que j'ai perdu. « Tu vois, c'est un des rares moments où j'me sens… 'Fin peu importe. Si j'dois crever j'veux qu'ce soit comme ça et pas autrement. » Jeté sur une route à pleine vitesse.

Je bois - mais la question continue de me brûler les lèvres malgré tout. Alors, j'y reviens - alors, je cède. Je plonge mes prunelles au fond des tiennes, j'appuie mon coude sur le comptoir et ma joue dans la paume de ma main, et je hausse un sourcil. « Et toi ? Tu m'laissais comprendre que t'allais revenir… Pourquoi ? Surtout qu't'y vas pas à moitié… D'habitude, ces risques-là, y'a que les gens qu'ont rien à perdre qui sont prêts à les prendre. » Et toi, tu n'as pas rien à perdre ; après tout, il y a ton frère, et ta sœur - ces deux êtres pour qui tu as tout quitté. « Tu comptes prendre consciemment le risque de laisser ta fratrie orpheline à chaque fois qu'tu montes derrière le volant ? »
Je ne mâche pas mes mots - je n'édulcore rien. La réalité de mourir existe et moi, je ne l'ignore pas. Je sais qu'elle est là - et qu'un jour, elle finira bien par me faucher. J'y suis préparé.

Et si je dois sortir de route, je ne laisserai derrière moi que des regrets accidentés.

TW - consommation d'alcool, abus d'alcool.

« J'crois que j'continuerais pas si j'avais pas peur. » Parce que c'est ma peur qui enclenche les réactions à la chaîne de mon corps - les décharges d'adrénaline et l'ivresse, l'étourdissement des sens et l'anesthésie de la raison. C'est ma peur qui débranche mes instincts de fuite pour appuyer sur tous les boutons de la lutte acharnée pour vivre au milieu du danger. Je veux craindre le feu dans lequel je ne me jette - je veux craindre le brasier que j'embrasse et les flammes dans lesquelles je plonge mes mains. Je veux avoir peur de ce qui arrivera, de ce que la prochaine seconde apportera.
Je veux cette peur, qu'elle reste et qu'elle m'étouffe, qu'elle m'asphyxie, qu'elle me consume - je veux la ressentir et la laisser me déchirer les veines et me disloquer. Je veux avoir peur, même sans être certain de quoi - je veux goûter à la folie douce de choisir sciemment la terreur. Je veux sentir comme tout, en moi, s'écartèle quand je musèle de force tout ce qui m'intime d'abandonner - de renoncer.

Je veux continuer de contredire la détresse qui me supplie d'arrêter - de me sauver.
Il n'y a que quand j'ai peur que ça vaut la peine de continuer - il n'y a qu'effrayé que je goûte aux euphories démesurées. À celles qui ne répondent qu'à mes propres turbulences - et pas aux manies de ma tendre démence.

Je porte mon verre à mes lèvres - je trinque à cette ligne d'arrivée franchie en vie. À ces quelques heures, à ces quelques jours remportés - ce soir, j'ai encore vaincu ; ce soir, j'ai encore fait mentir tous les dangers. Je bois à cette victoire, sans savoir si c'en est vraiment une - sans savoir avec quelle force j'ai vraiment envie de l'emporter.
Si j'ai renoncé à mourir, c'est rien que pour défier la vie, c'est rien que pour défier la mort - c'est par guerre d'ego, c'est pour donner du sens à une fin qui n'en aura jamais autrement que si elle ressemble à une explosion. Je veux éclairer le ciel des vivants de mes dernières traînées de poudre quand je mourrai - qu'on se souvienne de moi comme d'un coup de tonnerre, comme d'un incendie, comme d'un quelque chose de grand, de sublime et de terrifiant.
Laisser ma marque une dernière fois sur les rétines qui m'oublieront forcément.

Je ris - doucement, entre deux gorgées brûlantes. « De pas grand chose. De musique. D'alcool… D'adrénaline, de sexe, d'endorphines. De soirées brûlantes et de nuits blanches… » Je hausse les épaules - trois gorgées supplémentaires.
Ta question ne me fait même pas ciller - je me connais par cœur. Je sais qui je suis. De quel égoïsme je suis fait. « Non. » je lâche, en dardant mes prunelles dans ta direction, un rictus au bord des lèvres. « J'ai pas lâché mes bouteilles pour celle que j'croyais être la femme de ma vie. Si elle a pas réussi, y'a personne qui l'fera. » Et je bois. Encore, comme pour enliser ma raison, comme pour preuve qu'il ne reste rien à sauver de mes audaces désemparées. « Si je suis tout ce qu'il reste à quelqu'un, un jour, alors cette personne aura clairement déconné dans sa vie, et j'm'en porterai pas garant. »

Mon verre est vide. J'ai chaud, mes idées s'abîment.
Je sens le trouble s'installer - celui de l'alcool avalé trop vite, du mélange déjà trop chargé pour un début de soirée. Mais ce n'est pas assez ; alors je fais signe au serveur, et j'en commande un deuxième, identique au premier. « J'espère que ma dernière seconde vaudra au moins la peine d'être vécue. » je lâche, par dessus les basses, par dessus les voix - au bord de ce sourire qui ne me quitte pas.

Qu'importe comme les mots qui viennent bousculent, comme les idées qu'ils amènent bousculent - mon sourire persiste, encore, toujours ; comme gravé à même mes chairs, comme trop las pour s'effacer. J'ai fait de cette risette une arme, de mes sarcasmes des boucliers d'acier ; de toute ma nonchalance, de tous mes rires des pièges pour tromper ceux qui n'observent pas assez. Ceux qui ne me verront jamais trembler. Ceux qui ne m'entendront toujours que rire à m'en étrangler. Ceux qui ne me verront toujours qu'exister comme si je m'en foutais.
Je hausse les épaules, et je t'imite - je m'adosse au comptoir pour observer la salle tandis qu'on pose mon verre sur le marbre à mes côtés. « J'ai foutu ma vie en l'air. Rien de plus, rien de moins. J'ai fait de moi un monstre d'égoïsme et de connerie, et j'ai tout explosé, morceau par morceau. » Je me saisis de mon verre - je bois au calice de l'oubli. « Et voilà c'qu'il en reste. »

J'écarte les bras, comme pour désigner mon être - une carcasse ambulante, un macchabée bien vif mais vide de sens. Je laisse retomber l'un - l'autre porte l'alcool à mes lèvres. Le geste mécanique, l'empressement trop équivoque.
J'essaie de fuir des démons qui n'habitent qu'en moi.
« Pourquoi t'as fui, toi ? Il s'est passé quoi, pour que ta seule stabilité, ce soit à Lentis que tu puisses la trouver ? De tous les endroits du monde, qu'est-ce qui est assez terrible pour qu'il n'y ait qu'ici que tu finisses par échouer ? » Renvoi de balle - jeu honnête.

Si tu frappes dans le mille, je rendrai coup pour coup.

TW - consommation d'alcool, abus d'alcool.

Je voudrais, parfois, savoir m’en contenter. Des chimies que mes débordements recréent, des brûlures de l’adrénaline dans mes idées. Je voudrais que ça suffise - qu’il n’y ait pas, en moi, ce monstre qui se réclame le droit de dévorer ma raison aliénée. Mais j’ai sombré trop tôt - à l’époque où c’était anodin. À un âge où s’enfiler le verre de trop c’était un peu marrant ; idiot mais si banal qu’on normalisait le geste de s’en rendre malade. Je me suis perdu à chercher l’ivresse toujours plus loin, alors que les nuits à flots s’enchaînaient et que je perdais doucement le privilège de me détruire à moindres frais. C’est devenu trop fréquent, trop présent - et le monstre en moi a grandi jusqu’à ce que je ne puisse plus lui intimer de se taire ; jusqu’à ce que je ne puisse plus l’étouffer.
La vie sans substances m’est devenue impossible à supporter. Tout est gris, tremblant, fragile sous le joug des éthanols mais, si je m’y dérobe, tout devient trop vif. Les bruits, les douleurs, les vices - tout existe trop fort. Mes pensées s’assombrissent et plus rien ne retient leur bride - c’est sobre que je finis toujours par flancher.

… Mais l’ivresse non plus ne me tient pas à l’écart de mes failles. Je déborde quand je me noie au calice ; j’implose quand le milligramme de trop se répand dans mes veines comme un poison qui éveille des idées nocives.
Mes rancœurs macèrent dans leur lit d’alcools tournés - un verre de trop c’est comme jeter l’allumette dans un bidon d’essence ; je vomis ma haine et mes reproches à l’instant où je m’enflamme. J’aspire au désastre - j’appelle au carnage.
Puis, quand le jour se lève, je m’étonne encore des débris. Comme s’ils ne venaient pas de mes fracas. Comme si j’étais innocent - comme si j’étais persuadé d’être le dommage collatéral de mes propres éclats.
Parce que de mes propres travers, j’aurais dû être toi.

… J’ai oublié depuis longtemps ce que signifiait être capitaine du navire de sa propre vie.

« Si c’est ça, être humain, alors j’exècre l’humanité. » Celle-là même qui m’a faite à son image. Cette tare qui me rend si fragile, si faillible ; effritable au moindre accroc. Je me brise et m’émiette à tous les impacts.
Je déteste tout ce qu’il y a d’humain dans ce que je suis. Parce que l’homme est idiot, leader de son propre carnage. J’étais le chef d’orchestre de mes ruines - j’ai goûté au plaisir immonde d’être tout-puissant et puis à la détresse de réaliser que j’avais détruit tout ce qui comptait. Que mon omnipotence n’en était pas - que j’avais usé de mes armes pour rompre toutes les confiances accordées.
Je ne méritais pas le moindre pardon.

Tout brûlé.
Ciel, que j'aimerais tout brûler. Regarder les flammes consumer ce qui me compose et m'en délecter. Pourvu que je puisse oublier.

« J'ai jamais connu mes parents. » Je hausse les épaules - j'ai eu honte, longtemps ; j'ai fini par m'habituer. Ce sont les autres gamins qui étaient mauvais, méchants, parce que c'était différent de tout ce qu'ils connaissaient. J'ai grandi… et être orphelin a perdu en importance. À mes yeux, et peut-être même à ceux du reste du monde. « Galar c'était tout. C'était chez moi. Et ça le sera toujours. » C'est à Galar que mon cœur appartient. « Tu viens d'où, toi ? J'sais pu si tu m'as dit... » Nouvelle gorgée - pour célébrer l'ivresse qui s'en vient doucement. Lentement. Goutte après goutte, minute après minute.
Combien de temps faudra-t-il avant le premier vertige de la nuit ?

Un rictus, au bord de mes lèvres. Une amertume passagère - c'est plus fort que moi ; la question réveille des fiels enfouis. Un seul nom ; cinq lettres gravées sur les rivages de mes éternités chavirées. Neven. Premier fracas Lentois - depuis, j'ai cessé de laisser leur chance aux autres. « Non, personne. J'ai que des passe-temps. » Et, comme pour noyer l'effroyable vérité (celle qu'on se sent seul au sommet), je termine mon verre.
Si vite que mon équilibre cille une seconde - que la brûlure manque m'arracher une quinte de toux que je ravale dignement. Je repose le verre dans un tintement sonore contre le marbre. Mon rire éclate au dessus du tumulte des basses et des voix - j'ai le cœur lourd, mais la tête légère. « Et c'est très bien comme ça. On s'en fout. Tu viens danser ? Tu m'stresses à t'agiter, viens t'défouler. »

(Un jour, tu feras mentir tous ces aveux confiés à la nuit.)

Je recule, tout droit en direction de la piste de danse dans mon dos, mes prunelles plongées au fond des tiennes. De temps à autres, je jette un coup d'œil par dessus mon épaule, pour m'assurer de ne heurter aucun obstacle - jusqu'à ce que la foule qui danse au milieu des tables dégagées m'avale, et que je m'abandonne aux basses qui font battre mon myocarde plus fort.
Je te cherche - te retrouve à quelques pas de là - et, instinctivement, mon corps vient chercher la chaleur du tien au milieu de celui des autres. Je me penche, à ton oreille, en glissant mes doigts sur ton bras, l'air de rien. « Et toi, alors ? Y'a des gens que t'as pris pour prisons ? »
Parce que c'est tout ce qu'ils sont, pas vrai ?

Des palais d'argent factice, des prisons dorées aux barreaux barbelés...
Sur lesquels on finit toujours par s'écorcher.

Ces gens qu'on prend pour prisons.
Ces gens auxquels on s'attache - trop vite, trop fort, à s'y écorcher, à en perdre la raison, à en bousculer notre centre de gravité. Je connais. Je connais parce que je m'y suis trop de fois blessé ; parce que je n'ai aimé qu'une seule fois mais que j'ai tremblé des milliers. Pour des centaines de regards, de sourires, de frôlers, pour des étreintes, des peaux à peaux, des bouches à bouches et des nuits diluées ; parce que j'ai tangué au bord des vides des heures entières, que j'ai comblé l'ennui et la douleur dans tant de verres et de bras que j'ai fini par m'amouracher de toutes les humanités croisées.

Parce qu'elles ont toutes ce quelque chose qui vaut la peine de s'attarder - de les contempler, de les écouter, de s'en imprégner tout entier.
Il y a celles au regard fêlé ; celles avec une ombre dans les yeux, celles dont l'attention s'étiole et qui regardent dans le vague au milieu des tumultes des autres, ces humanités vulnérables qui ont toujours l'air de l'autre côté, celles aux sourires fragiles, celles qui subsistent à grands renforts de rage et de rêves ;
il y a celles au soleil sincère, à la chaleur réconfortante, aux rires trop fort, aux idées toujours délurées, il y a celles dont l'existence apaise, réchauffe, rassure, les humanités qui donnent l'envie de vivre parce qu'elles aiment la vie plus fort que soi, celles qui sont façonnées de poésie ;
et puis toutes les humanités entre deux, toutes les nuances, tout ce que les mots ne suffisent pas à raconter. Tout, tout, tout, toutes les humanités - que tu aimes, autant que tu les hais.

Un sourire, au bord des lèvres - un rire qui s'échoue dans ton souffle. « Je retiens… Je prendrai soin de ne pas m'attacher. » Un rictus, une raillerie - légère, légère, je me penche en direction de ton oreille pour que ma voix surplombe le bruit. « J'aime pas faire des prisonniers. J'préfère qu'on soit tous libres et qu'on choisisse de l'être à deux. » Une pause, un rire - toujours, toujours. « Ou plus. Mais ça... » Des petits éclats dans les veines, des picotements dans le ventre.
Je m'écarte d'un rien - les yeux dans les yeux, pour poser mes mains sur ta taille, pour te ramener, bassin contre bassin et mordillement du barrel à ma lèvre.

Petites étincelles heureuses d'exister.

« Toute la vie ça m'intéresse pas… Mais pour une nuit, j'sais être plutôt convainquant. » Je glisse mes bras sur tes épaules, proximité forcée. Toute l'adrénaline n'a pas encore refluée - entretenue par ta présence, par la course pressée dans les rues, par l'alcool, par les basses, par la vie qui frappe cogne tape dans mes veines dans les tiennes dans tes yeux dans tes mots, par les rebords acérés des mémoires contre lesquels tu me bouscules et qui hurlent danger ; je me sens vivant, brûlant, exalté, passionné. « J'ai des bons arguments. » lancé comme ça, comme de rien, dans un trémolos de voix rieur, le souffle contre l'oreille qui accueille mes provocations - mes appels à l'incendie. « Et c'est sans engagement. » Jouer, jouer, jouer, provoquer - tu l'as cherché ; je pose les pièces et puis tu suis, tu mises, j'enchaîne, je rafle.

Cette victoire-là aussi, je pourrais la décrocher.

Relever la tête - pour croiser ton regard, encore, encore ; as-tu jamais été prisonnier ? Jamais, jamais, jamais - comment t'as fait ? Pas de prison mais - des attaches. Des gens qui essaient. Peut-être que j'ai menti. Peut-être que je ne sais pas. Peut-être que je valse encore au bord de vides que je choisis d'ignorer.
Mes prisons sont partout, nulle part - Lentis se suffit, ma peur aussi. Quitter Galar c'était assez - à tout jamais mon propre géôlier. Parce que je suis fait d'éclats, d'orages, de pluies diluviennes ; et parce que mes ouragans, personne n'a jamais su les traverser sans s'y atrophier.
Je ne les ai jamais laissés essayer.

Mon front contre le tien - m'abreuver à ton souffle éternellement sobre.
« T'en as jamais eues ? D'attaches. De prisons. »
T'as toujours été libre ; t'as toujours été seul ?

CW - allusions sexuelles, mentions de mort.

Ses pas qui s’éloignent, ses pas qui reviennent - il s’enfuit mais s’échoue de nouveau sur tes rivages. C’est toi qui recules, un instant, la bascule sur le rythme des basses qui te ramène l’instant d’après. Bon danseur, il a dans les gestes ce quelque chose des gens comme toi, habitués à brûler sur les pistes, à consommer les instants, consumer les chairs - de ceux qui savent les embraser de quelques ondulations corps-à-corps, de quelques jeux de frôlers aiguisés par l’habitude.

Il te parle d’intérêt, d’arguments, il t’entraîne - dans son sillage ardent, dans ce quelque chose chute libre un peu grisante qui t’égare dans ses prunelles chaque fois qu’il pose les siennes sur toi. Le monde s’évanouit, plus grand chose n’existe ; vision tunnel quand il te parle de liberté - de ces passe-temps qui marquent.
Tu cilles, un instant - quelques noms qui filent sans évidence. « Pas ici, » soufflé comme une certitude ; quelques orages qui portaient un nom lorsque tu t’es perdu dans tes premières soirées Kopédiennes, poignée de mois cruels et un peu vain, mais c’était pas d’l’amour et c’était couru d’avance.

(T’as jamais vraiment eu son empreinte au coeur.)

« Là-bas, oui, » un aveu tes doigts sur son bras, ta main sur son épaule. « I fell in love with one of them, » elle avait des yeux couleur d’éternité et le rire des anges, elle avait la douceur des songes et des promesses au creux des paumes. « I fell in hate with another, » et il n’était pas un monstre - il n’était qu’un homme, comme toi, comme lui ; fils, collègue, ami, colocataire, projet, bien né, bien sapé, sourire parfait, l’erreur d’une de ces soirées qui se change en mois de cendres, au fer rouge gravés dans les chairs calcinées.

Tu hausses les épaules - tes doigts se glissent sur sa nuque et dans ses cheveux. « But I’m tired of love, » celui qui met à genoux, « and I’m tired of hate, » celle qui donne des raisons de continuer. Tu plonges en avant - tes empreintes sur sa joue, sous son menton, pour relever son visage vers toi, plonger dans ses yeux, échouer ton souffle dans le sien mais sans encore provoquer l’asphyxie. « J’suis canon, j’suis drôle, j’te demanderai ni comptes, ni numéro, et même pas d’être là quand j’me réveille. » L’accent qui s’attarde, un peu plus marqué, un peu plus lourd sur les syllabes ; tu glisses tes doigts contre sa gorge, sans emprise, tes lèvres qui caressent l’épiderme de l’autre côté, le long de sa carotide que tu parcours de respirations à peine altérées.

« If we were to get down and dirty, I could be anything you want, » un murmure, et un baiser posé là, au dessus de sa clavicule, à la limite de son col, « I could worship you, » un deuxième, « I could pretend I don’t care, » et un autre, rien qu’un peu plus haut, ta main libre sur sa taille. « I could pretend it’s love, I could pretend it’s hate, » et les dents qui effleurent la peau fine par dessus l’artère que tu sens pulser sous tes baisers. « Tell me what you want, » un rire, tes doigts qui s’agrippent à ses vêtements et un frôler des lèvres sur le bord de sa mâchoire, « tell me what you need, » et puis sous l’oreille, le murmure qui s’éparpille en son creux,

« I can be anything. »
(Propose, ordonne, je dispose.)

Et tes lèvres sur l’os de sa mâchoire, et qui reviennent chercher son souffle, s’y perdre, bascule légère mais toujours pas de chute, tu cherches mais sans trouver ; tu joues pour mieux perdre ou gagner (quelle importance puisque les dés sont de toute façon pipés ?)

Un pas, deux, tu t’écartes - une main le long du corps, l’autre qui s’écoule de son épaule à ses doigts, prison qui condamne ta fuite. Pression légère, précaution - tu tires, tu lèves, tu l’invites à se glisser en dessous, tournoyer un instant, perdre l’équilibre ou la raison. Tu t’avances, vos deux élans jetés l’un contre l’autre, heurt un peu jeu, heurt un peu feu - et ta main libre retrouve sa place sur sa taille, glisse dans son dos pour le retenir contre toi. « Tu t’débrouilles bien, » l’appréciation espiègle, étincelles au fond des yeux.

L’air de rien, tes doigts cherchent un accès par dessous son t-shirt - pour effleurer un carré de peau, chercher la flamme ou le frisson. « If you were to die in a year, what would you do? » lancé au vide, lancé au feu, « in a month? Dans vingt-quatre heures ? Une seule ? » Un rire, front contre front de nouveau et les nez qui s’effleurent - geste presque doux dans l’horreur des mots qu’on s’assène. « Tu f’rais quoi pour combler l’attente, pour distraire le tic tac dans ta tête ? » Une main sous son vêtement, l’autre remontée sur sa joue - si bord du vide, si proche de s’y jeter. « Tu laisserais la mort arriver, ou tu la choisirais ? » Tu laisserais le hasard faire son sort, ou tu voudrais décider ? Contrôler ton dernier instant pour qu’il soit à ton image et qu’on n’en décide pas autrement ?

« Si tu savais que dans une heure c’était la fin, t’aurais toujours pas peur ? »