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Erreur de jeunesse - Romeo est un regret, un accident sur le bord d’une route oubliée des allées grises de Smashings ; quelques mots d’adieu et un murmure qui souffle désolés, et Romeo n’est plus qu’un enfant laissé aux mains d’un système imparfait qui le bouscule et le fracasse.
De maisons d’accueil en foyers, de foyers en familles dysfonctionnelles dans les baraques de Motorby - Romeo apprend doucement qu’il n’est jamais l’enfant rêvé, qu’il est trop compliqué, que c’est difficile de l’aimer, ce gamin qu’on n’a pas soi-même fait.
S’alignent les années, sans l’ombre d’une stabilité - sans la chance d’être celui qui reste, celui qu’on choisit envers et contre tout ; celui à qui l’on dirait c’est toi que je veux rien qu’une seule fois. Il grandit sans dessiner les contours de la moindre identité - môme de tout le monde et chéri de personne.
On s’étonne de ses larmes, on s’étonne de ses silences, on s’étonne de ses colères ; on s’étonne quand il existe trop fort et puis qu’il se tait, on s’étonne que ses récifs soient érodés, que ses amertumes soient acérées. On s’étonne qu’un enfant soit déjà si abîmé alors, toujours, il retourne d’où il vient - sur les bancs d’un système où les jours défilent et ses chances s’amenuisent qu’on veuille un jour le garder puisque d’autres arrivent et que ces autres sont plus gentils, moins heurtés, moins brisés.
Des poupées dont les sourires n’ont pas encore été usés.

…

À quatorze ans, l’énième famille fait de son mieux, quand il implose et qu’en face ils ne savent plus quoi dire, quoi faire pour réagir sans condamner. Mais Romeo n’entend déjà plus - ils ne disent rien mais lui entend de loin les reproches hurlés cent fois.
Ils sont gentils, pourtant ; et Romeo a des amis, des gens bien, et ça commence par Olympe ; Olympe, sa meilleure amie, son inséparable, la fille qui vit trois quartiers plus loin, celle qui s'est installée à ses côtés dans sa classe au premier jour du collège ; trois ans d'amitié et ils ne se sont jamais lâchés. Il joue sur la guitare de son amie depuis des mois, et puis il chante, et ils chantent, et comme ça fonctionne, ses adoptants lui ont offert une gratte et, depuis, avec elle, ils s’amusent à composer dans le garage d’Olympe et à refaire le monde au bord de leurs accords un peu faux.
Tout pourrait bien aller, mais, vous savez comment c’est…

C’est compliqué.

À mesure des mois et depuis des années qui passent, Romeo s'éloignent des amis qu'il s'était fait au foyer ; de ces gens qui l'ont aimé avant tous les autres, de ceux qui ont eu le cœur brisé de le voir s'en aller, tout en nourrissant pour lui l'affection et l'envie qu'on destine à ceux qui ont la chance d'être désirés quelque part où ils ne le sont pas.
Persuadé de ne plus mériter d'être l'un deux, il oublie de leur répondre, sort moins, se désiste.

Il claque la porte, monte le volume et frappe le mur.
Phalanges brisées – l'esprit enlisé ;
à quinze ans Romeo se blesse
(se brûle)

à seize on officialise sur le papier sa
dépression.

Antidépresseurs et thérapie – il abandonne bien vite la complexité des consultations, se sustente du confort grisant des cachetons qui le poussent plus loin dans ses euphories enivrées (la chimie du cœur facile à recréer ; les idées solubles il ne veut plus en parler).

Alors, lentement, et malgré lui,
son esprit se brise et se fractionne.

Les morceaux de lui s'éparpillent au dedans et il ne voit rien – il ne devine rien lorsqu'à dix-sept ans il s'enivre à l'excès et qu'il rit, rit, rit à en perdre la tête et jusqu'au coma éthylique. Romeo se sent roi du monde ; sans filtre il refait son univers selon ses propres règles. Invincible, ni la faim ni le sommeil ne l'atteignent – un matin de février il claque ses économies dans un billet de train au hasard, grimpe dans le mauvais, sans bagages et sans le sous, sans savoir où il va, ivre et sous l'emprise de trois cachets de trop.
Il ne comprend pas quand la gendarmerie le ramène au foyer trois jours plus tard, et que son adoptante le serre dans ses bras sans pouvoir s'arrêter de pleurer (elle s'excuse, elle s'excuse mais il ne comprend pas ;
de quoi t'es désolée ? ; c’est pas ta faute, tu sais ; c’est tous les autres qui ont fait qu’aujourd’hui j’suis comme ça,
complètement pété, démonté,
je crois qu’on peut dire bousillé - mais c’est pas toi, alors,
pourquoi t’es désolée, déjà ?)

L'euphorie était telle que la rechute est brute, sèche, violente.
(Une gifle brûlante sur une peau de givre).
La porte verrouillée et les volets clos, Romeo le monde il ne l'entend plus ; il dort, dort, dort ou fixe l'obscurité – ils pleurent et crient de l'autre côté, se hurlent l'un sur l'autre. Il entend sans comprendre, les mots lui coulent dessus, des bribes d'idées qui ne font pas sens – il comprend qu'on parle de lui, qu'on décide pour lui, elle dit qu'il est comme elle, blessé et qu'il a besoin d'aide ; il l'accuse de tous les maux de cet enfant comme d’un caprice.

Un soir, sans un mot, Romeo s'installe à la table du salon.
Les yeux cernés, mais un sourire distrait au bord des lèvres – lentement, il reprend pied. La première inspiration hors de l'eau ; les autres suivent, doucement, hésitantes et difficiles.
Comme toutes les autres fois, il n'en garde qu'un souvenir trouble – rideau de sable dans la tête qui l'empêche de redessiner toutes les images.

Ce soir, ils réalisent la peau marquée, les avant-bras brûlés – ils étouffent et s'effondrent ; l'électrochoc ne leur laisse plus le choix.
Ils ont déjà échoué cent fois, mais cette fois-ci ils ne se défilent plus – le lendemain matin, ils appellent le foyer et le font admettre à l'hôpital ;
c’est pour son bien, qu’ils disent
(même s’ils ne le récupéreront pas).

Il coupe pour de bon les ponts avec ceux qu'il avait laissés derrière lui, là-bas, le jour de son internement.

Anxiolytiques et thérapie, les régulateurs de l'humeur ont rejoint l'équation.
Triptyque tragique – Romeo s'en accommode à contre-cœur.

…

Il a dix-neuf ans, son souffle contre le micro, sa guitare pendue à son épaule. Il fredonne des paroles qu’il a lui-même écrites sous les lumières tamisées d’un bar populaire des grandes allées de Motorby. Olympe accompagne les refrains, les doigts de Leo sur le clavier portent la mélodie, Allen fait trembler la scène sous les à-coups de la batterie, et Meera fait sursauter son cœur chaque fois que le médiator effleure les cordes de sa basse.
Meera.
Des yeux bleus comme ses cheveux, un sourire à s’en damner - Romeo est amoureux. Transi, passionné - il chante en la couvant d’un regard qui la fait sienne à chaque instant.
Elle est belle - d’une beauté tragique, maudite.
Ils sont magnifiques - tous les deux, tous les cinq.
Ils brillent, ils brûlent - on commence à lire sur les lèvres des habitués leurs paroles répétées ; leur public acclame et la fréquentation du bar n’est jamais plus grande que quand ils soulèvent la poussière de la scène.
Ce sont leurs premiers pas - et Romeo est au sommet, tout en haut ;
Void&Anarchy signe avec un label la veille de ses vingt ans.

…

Il a vingt ans, et puis vingt-et-un ; ils enflamment les grandes scènes de Winscor - leur deuxième album est sorti il y a peu et leur première tournée (courte - le circuit ne quitte pas la région de Galar) s’achève là où elle a commencé : sur ces terres qui les ont portés au sommet.
Ils sont épuisés - ravis.
Dans le tumulte emballé de tout ce monde qui tourne trop vite, Romeo se pique pour ralentir les idées. En secret, il s’empoisonne pour composer avec la chamade de son myocarde et celle de ses délires.
Pourtant, grisé, il prétend qu’il est guéri ; il jette ses pilules dans les poubelles de l’hôtel où ils logent le soir de leur avant-dernier concert, avant de sortir s’enivrer.
Les verres trop chargés, ils rient à en perdre la voix, célèbrent, trinquent et aiment à n’en plus finir - hystériques dans les rues, ils hurlent leur bonheur à la vie des jours entiers.

…

Ils explosent en plein vol.
Portés par l’implosion de Romeo - par les fêlures qu’il a dessiné dans les beaux yeux de Meera. Orages maniaques, passions brûlantes - leurs déchirures ont fendu plus loin que la force de leurs victoires.
Plus rien n’importe d’autre que le fiel, que la rancoeur, que la douleur - leur rupture fait la une des tabloïds.
Leur deuil n’est pas paisible - nourrit de flashs, de questions impudiques, de journalistes sans âme - mais leur guerre se mène en silence. Ils se maudissent de loin, se perdent de vue.
Vaincus.
Les Void&Anarchy annoncent leur dissolution peu de temps après - Romeo, vingt-trois ans, est absent du tableau.
Le guitariste, porté par une phase d’euphorie coléreuse à laquelle il n’y a plus de chimie pour faire barrage, s’en est allé aussi loin qu'il pouvait - caisse jetée à pleine vitesse sur les autoroutes et paysage troublé par des larmes insensées.
Sur les réseaux sociaux, la haine se déchaîne - c’est à lui qu’on en veut (à elle, aussi ; mais il ne voit que sa propre peine, que les sentences qui s'additionnent sur la haine qu'on lui donne). Au toxico qu’on surprend l’aiguille au creux du coude dans une boîte miséreuse de Smashings en janvier ; au pauvre con dont on filme les altercations alcoolisées à la sortie des bars huppés dans lesquels on finit par ne plus l’inviter.
De rage, les comptes sont supprimés.
De douleur, hanté par les souvenirs éclatés, Romeo disparaît.

…

Il défaille, il flanche – la manie est brève,
la descente frappe tandis qu'il n'a pas repris l'équilibre.

L’idée lui effleure l’esprit, plus forte que lui.
Elle lui effleure même la langue et les poignets - lame, alcool et cachets.
Le cocktail est foireux, mal dosé ; il est malade et puis sombre, se réveille vingt-et-une heures plus tard, nauséeux, honteux et migraineux.

Même au pire, il continue d’échouer.

…

Kopadia, c’est un bel endroit où s’échapper.
Des paysages de carte postale qui rappellent à sa mémoire des scènes dignes de comédies romantiques, des bruits incessants qui le ramènent là d’où il vient.
Des quartiers qui ne dorment jamais, des rues festives qui ignorent ce que se taire signifie.
Retour à la case départ : Romeo, guitare à l’épaule, joue et fredonne sur les planches de bars tranquilles aux néons orangés.
Seul.
Il a vingt-quatre ans et, déjà, il est épuisé.
Épuisé de fuir, épuisé de courir.
Sa dernière euphorie l’a éclaté sur les rochers de ses belles années perdues. Il est morose, gris, las et fatigué - plus rien ne l’éblouit.
Le dernier contrat signé n’a rien ravivé des cendres brûlantes.
Il paraît qu’un jour, la flamme se rallume.
Mais les mois s’étirent, et rien ne brille plus.

Comme les fleurs de Lentis, Romeo, lui, s’est éteint aussi.

- Romeo ne connaît pas ses parents. Il sait qu’il est né à Smashings et qu’il a été presque aussitôt laissé aux mains d’un orpheliant de Motorby.
- Il est un peu difficile, alors les familles d’accueil ne le gardent jamais longtemps. Il est baladé de foyer en foyer. Il développe des peurs plus ou moins irrationnelles de l’abandon, de l’anxiété, des problèmes de dépendance affective et toute la panoplie assortie.
- Il rencontre Olympe au début du collège ; elle devient rapidement sa meilleure amie, son inséparable, et c'est sur sa guitare qu'il apprend à jouer ses premiers accords.
- Il a aux alentours de quatorze ans quand une famille finit par le garder plus longtemps que les autres. Sa famille est aimante et patiente, et il est bien entouré ; Olympe et lui composent des musiques qu'ils n'envisagent pas encore de porter plus loin, et tout pourrait être heureux. Mais c’est l’époque où son mal-être éclate et prend toute la place. Il s'éloigne lentement de ses amis du foyer, persuadé de ne plus être à sa place au milieu d'eux. Il se fait du mal, commence à fumer, puis à boire.
- Il est envoyé en thérapie et mis sous traitement, mais les médicaments seront à l’origine de sa première crise excessive qui inquiétera vraiment : il disparaît dans un train et on met trois jours à le retrouver à l’autre bout de Galar.
- S’ensuit une phase dépressive qui s’étire dans le temps, au terme de laquelle il est admis en service psychiatrique. Sa famille d’accueil ne le récupère pas.
- Il coupe pour de bon les ponts avec ses amis du foyer ce jour-là.
- Il atteint la majorité tandis qu’il est interné. C’est Olympe, sa meilleure amie, qui a l’idée de fonder un groupe pour de bon lorsqu’il sort de la clinique. Ils recrutent Leo - l'ami de l'un - et Allen - l'ami de l'autre. Tous les quatre, accompagnés de la dernière grande amie d’Olympe, Meera, ils commencent à performer sur  les scènes des bars.
- Les Void&Anarchy gagnent en popularité. Un label les repère et ils signent un contrat la veille de ses vingt ans. En secret, Romeo tombe dans des drogues de plus en plus dures pour s’accorder des moments d’accalmie quand ses idées paraissent aller trop vite pour qu’il suive le rythme de ses propres délires.
- Ils performent dans de grandes scènes de Winscor, sortent deux album, effectuent leur première tournée. Romeo et Meera sont amoureux, tout est grand, beau, grisant. Romeo laisse tomber ses cachets, persuadé qu’il va mieux.
- Il perd le contrôle : ses crises reviennent d’avec plus d’ardeur et de violence qu’avant. Les disputes éclatent. La belle unité du groupe se fissure. Romeo fracasse l'idylle et puis se barre, les Void&Anarchy sont dissous.
- Romeo, victime d’un bad buzz, reçoit une vague de haine violente à la suite de la dissolution : on (une partie de la communauté ; mais il ne voit pas celle qui s'acharne aussi sur Meera) l’en juge responsable.
- Il déménage, quitte Galar, échoue à Kopadia. L'accalmie soudaine le pousse au bord du vide, et il tente de mettre fin à ses jours - tout passe sous silence. Accompagné de nouveaux musiciens depuis fin 2021, sevré depuis janvier 2022, s’est remis à performer, en solo, sur les scènes des bars animés des quartiers les plus touristiques. Il a signé un nouveau contrat. Doucement, on commence à le reconnaître ici aussi. La passion lui se ravive doucement.