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Harvey pousse le cri du Groret qu’on envoie à l’abattoir.
Bordel-bordel-bordel : qu’est-ce que ça fait mal, BORDEL.
Qu’est-ce qui lui a pris d’accepter une torture pareille ? Le sang lui dégouline sur l’oreille. C’est... c’est rouge. Oh putain, il est en train de tourner de l’œil. Il a l’impression qu’il va y rester. Non, c’est pas qu’une impression. Il y a forcément un truc qui a merdé. Un problème. Une grosse saloperie qui va finir par s’infecter et le buter.
L’adolescent halète. Il gémit. Il roule des yeux fous.
“Dis voir, tu ne serais pas en train d’en faire DES CAISSES, mon garçon...?”
“...je vais crever. Je vais crever, putain. Je vais crever.”

Aujourd’hui, Harvey s’est fait percer l’oreille gauche.


Harvey Stemford est un jeune homme issu d’une famille aisée.
Lycéen un peu mou. Médiocre sans être cancre. Brutalisé à l’école.

C’est à demi pour enquiquiner ses vieux qu’il a acheté (avec la carte du paternel) ce lot de 26 cravates thermoformable sur le portail commercial du Spoink Rayonnant.
...ce sont des cravates qui durcissent quand on transpire.
(Harvey n’est pas bien sûr d’y voir l’intérêt, mais les conditions de vente étaient tellement fumeuses que ça l’a fait marrer. Son père allait complètement galérer pour résilier.)

C’est pendant la livraison qu’il a rencontré ce type.
Le “Père Bernard”.
Bordel. De son look jusqu’à son nom, tout chez lui ne paraît être qu’une vaste blague.

...mais ce prêtre fumeux a une façon curieuse (et insistante) de s’immiscer dans votre vie.
Trois semaines plus tard, et après autant de “rencontres fortuites dans la rue” (si ça, c’est pas ULTRA FLIPPANT...), Harvey se surprend à se confier un peu au gaillard.
Honnêtement, il s’assure de faire ça pas loin du commissariat local, parce qu’il est pas fou, quand même.
Les conversations ne se passent même pas très bien.
Souvent, Harvey se tire, frustré, persuadé qu’on le provoque.

“Ça ne va jamais s’arrêter, tu sais ?”
“Ton attitude de victime, tu vas la garder toute ta vie.”

Il faut vraiment être un connard pour dire des trucs pareils, non ?
Mais les mots restent gravés. Ou plus que les mots, c’est ce regard que le prêtre lui adresse, par-dessus ses lunettes rondes. C’est un air soucieux. Préoccupé. Douloureux.
C’est pas la tronche d’un mec qui a l’air sûr de lui. C’est la tronche d’un mec qui a mal. Qui angoisse. Ce grand gars semble avoir la trouille, complètement paumé à l’idée que son jeune client puisse se faire harceler toute sa vie.

A ce stade, Harvey commence vaguement à s’inquiéter.
Putain, est-ce qu’il a commencé à me brainwasher ?
Oh merde, après trois semaines, je suis déjà en train de lui raconter ma vie.
C’est foutu. Il va me retourner le cerveau. M’envoyer faire du cosplay pokémon à la KomiKon, où on va sautiller en tenue de Spoink rose sur un ressort avec les autres tarés de sa bande.

Au cours de ces “rencontres fortuites”, quand ils ne s’engueulent pas, le Père Bernard lui explique comment fonctionne la thermoforge de son produit. Voir ce grand type desserrer le nœud, sous le soleil brûlant, et dégainer la cravate dans un geste d’escrime fait partie des trucs les plus cool qu’il a vu de sa vie. (Avec les petites gouttes de sueur qui s’envolent dans une gerbe scintillante.)
Ça sert franchement à rien.
Mais c’est quand même cool.
(Pas besoin de vendre les cravates par lot de 26, par contre...)

De retour au bahut...
Le cirque continue pour Harvey.
Entre midi et deux, les trois mêmes pignoufs que d’habitude viennent l’escorter derrière le gymnase. Pour se moquer de son bide, le comparer à un gros sac.
Peut-être même lui mettre quelques coups.

Harvey transpire.
A fond.

Putain.
D’un geste nerveux, il retire sa cravate.

“Ils font juste ça pour s’amuser.”
“De retour chez eux, ils t’ont totalement oublié.”

Le geste lui paraît aussi cool que celui du Père Bernard, dans le parc.
Il ne réfléchit pas. Pas trop. Pas beaucoup.

“Ça te convient, de n’être qu’une distraction, Harvey ?”
“Ça te plaît, d’être un jouet ?”

Et v’là qu’il écrase son arme de fortune sur la tronche du délinquant.
L’impact fait un sacré bruit. Le Père Bernard ne rigolait pas en vantant les qualités de durcissement de leur produit (c’est toujours sacrément dur d’imager à quoi ça pourrait servir, par contre... sauf quand on intègre un lycée huppé qui vous force à porter la cravate, et que y’a trois connards qui CHAQUE PUTAIN DE JOUR viennent vous emmerder).

Il y a un petit couinement pitoyable, tandis que le leader des trois glandus s’effondre en se tenant le pif. Harvey se marre.
Mieux, il exulte.

“VAS-Y HARVEY !”

Il a presque l’impression d’entendre la voix du Père Bernard, qui résonne dans sa tête...
...OH PUTAIN, ATTENDEZ, C’EST PAS DANS SA TÊTE.
“FUME-LES, CES PETITS CONS !” Beugle le père Bernard.
CE CINGLE EST ACCROCHE AU GRILLAGE, EN TRAIN DE L’ENCOURAGER !

Honnêtement, Harvey est trop sidéré pour réagir. Et il est pas tout seul. Les deux autres délinquants sont sur le cul aussi.
D’ailleurs, c’est le moment d’en profiter. Son adrénaline est retombée, alors, Harvey, il se met à détaler aussitôt quand les deux autres font mine d’approcher.

Mais putain, qu’est-ce qu’il se marre ! Les deux débiles aux fesses, il débaroule dans les couloirs en riant comme un dingos. Sa cravate-matraque au poing.
Il ne faudra pas longtemps pour qu’ils se fassent tous alpaguer par le CPE.
Pour violence, et possession d’arme-vestimentaire (?), Harvey va se faire exclure pendant un mois.

Son père est outré. Sa mère scandalisée.
Harvey s’attend à prendre cher, de retour à la maison.
Mais pas du tout. Ses parents sont en train d’engueuler vertement l’école.
Six mois qu’il se fait emmerder au bahut. Et le jour où il trouve la force de riposter, c’est lui qu’on punit ? Ses géniteurs sont écœurés.
...ah, par contre, il va quand même falloir qu’il rembourse les 26 cravates de sa poche.
Parce que, faut pas déconner quand même.

Profitant de son exclusion, Harvey continue de croiser “fortuitement” le Père Bernard dans la rue. Un peu plus loin du poste de police (mais à la rigueur, en se tapant un bon sprint, ça devrait aller).
Pour continuer sur cette lancée, le jeune lycéen souhaite embrasser son loubard intérieur ; cinq piercings dans les oreilles, qu’il voulait. Finalement, il va n’en faire qu’un seul.
Parce que, voilà, ça fait mal, putain.

Et un peu plus tard, en traînant avec le Père Bernard, et parfois ses acolytes (bien flippants aussi), Harvey a la surprise de croiser les trois connards qui le harcèlent. Encore une “rencontre fortuite”, hein ?
N’empêche, tandis qu’ils se rendent à une convention sur les tupperwares moisis du Spoink Rayonnant, ça leur fait un drôle d’effet, aux trois délinquants, de croiser Harvey à la tête de trente pignoufs habillés en rose, qui sont tous en train de les fusiller copieusement du regard.
...franchement, les trois délinquants ont donné l’air de se liquéfier sur place.
...après ça, Harvey pense pas qu’on recommencera bientôt à l’emmerder.
Et la conférence sur les tupperwares n’était même pas si moisie.
(Non, j’déconne. C’était vraiment craignos.)
Le jeune homme esquisse un sourire. Il dénoue sa cravate verte à pois jaune, qui se durcit comme un bâton.
“Bon, vous me rendez mon fric, maintenant ?”
Ouais, parce que leur truc, c’est un genre de bonne œuvre ou de charité, pas vrai ?
Les gars du Spoink Rayonnant, en fait ils sont sympas, ils ont juste voulu l’aider...

...les croyants prennent tous un petit air désolé.
Avec des mots doux, on lui explique qu’il y a toujours moyen de s’arranger.
...et que s’il commence à vendre des tupperwares, sa dette devrait s’éponger d’ici la fin de l’année.
“Bande d’enculés !”


***


“L’avenue est bouchée.” Prononce la voix au téléphone.
“Notre arrivée va être délayée de quinze minutes. Restez calme.”
“C’est l’avenue Nidoran, pas vrai ?”
“...monsieur ?”
Le Père Bernard installe précautionneusement Lyn sur ses épaules. Il ramasse en vrac les boîtes de médicaments qu’il a trouvées dans les toilettes. Sa respiration se fait tendue.
“Je vous l’amène tout de suite.”

Pas trop vite. Pas trop lentement.
Ne pas trop secouer la patiente.
Ses grandes foulées élastiques l’amènent à travers l’immeuble.
Parvenu devant l’ascenseur, il déclare une urgence médicale.
Sa grosse voix suffit à repousser le petit attroupement.
Honnêtement, il a cet air nerveux et crispé des gens à deux doigts de péter un plomb. Ça ne donne pas envie de le contredire.

Dehors, il court. Dans la nuit et dans le froid.
“Ça va aller, ça va aller... Qu’il se répète en boucle.
A ce stade, on ne sait plus vraiment si c’est la jeune Lyn, inconsciente dans son dos, ou lui-même qu’il cherche à rassurer.
Les lumières crues des phares se réverbèrent sur ses lunettes teintées.
Le corps maigre de la jeune femme paraît trop léger sur ses épaules.
Il a déjà l’impression de ne plus y sentir, ni chaleur, ni vie.

Sa vue se brouille.
Il repousse ces pensées. Il se concentre sur ses foulées.
Les lueurs mouillées et clignotantes de l’ambulance sont en vue.
Il termine sa course en s’étranglant comme l’air froid lui rentre dans la gorge.
Ses poumons sont serrés. Pleins de feu.

“Ici !” s’exclame-t-il pour que les ambulanciers viennent le rejoindre.
Les brancardiers prennent les choses en main.
Une solide infirmière le guide prudemment jusqu’à la voiture, en lui posant plusieurs questions. Il n’est pas sûr de bien répondre à la plupart d’entre elles.
“Quel est votre rapport avec la patiente ?”
“Je lui ai vendu des porte-jarretelles !”
“Il délire...” Chuchote l’ambulancière à son collègue.

On le fait rentrer dans la voiture, aux côtés de Lyn, auprès de qui la majorité des infirmiers sont en train de s’affairer. Mais il y en a d’autres, qui continuent de se pencher vers lui, de lui poser des questions. N’ont-ils rien de mieux à faire, ces gougnafiers ?
“Arrêtez de me tourner autour !” S’énerve le Père Bernard.
“C’est elle qui est malade, bande de f...” Ses mots se bloquent abruptement dans sa gorge.
“Restez calme, monsieur.”
“Vous êtes en train de faire une attaque.”
“...hein ?”

Le Père Bernard se réveille à l’hôpital.
Vêtu d’une affreuse robe de chambre bleu pâle, qu’on jurerait faite en plastique (un peu comme les sacs de commissions de la supérette du coin). En râlant un peu, il secoue un infirmier stagiaire jusqu’à ce qu’on lui rende ses vêtements.
...il n’attend pas que le docteur vienne le trouver pour s’enfuir par la fenêtre.
Les médecins posent toujours trop de questions.

En attendant, Lyn aussi, est hospitalisée.
Et pas encore réveillée.
L’air pensif, Evan Bernard consulte son petit carnet.
A l’intérieur, il y a l’adresse de Lyn.
Ses préférences. Les noms et les métiers de ses proches.
(Vous commencez à flipper ?)
Ses amis. Ses parents.
Leurs adresses à eux.
(Vous avez entièrement raison.)

“Bon, j’ai du boulot.” Grogne le Père Bernard en appelant un taxi.
Assis sur la banquette arrière, il commence à contacter les proches de Lyn. Certains d’entre eux auront déjà été prévenus par l’hôpital. D’autres non.
La plupart ne prendront pas la peine de se déplacer pour lui rendre visite.
Eh bien, c’est ce qu’on va voir.
Le Père Bernard fait craquer son cou, l’air sinistre.


Au réveil de Lyn, c’est un chœur familial explosif qui retentit.
La jeune fille ouvre grand les yeux, décontenancée, sidérée de voir tout ce monde qui s’est réuni pour elle, et qui s’enquiert de sa santé.
Il ne manque personne.
(Et certains ont l’air un peu secoués.)

Un dialogue se noue, maladroit, entre la jeune femme et ses proches.


Invisible pour sa cliente, le Père Bernard attend derrière la porte.
Il garde la tête basse, et se contente de prier.

Il est parfois difficile d’aider son prochain.
On ne peut pas être partout. On ne peut pas tout prévoir.
Impossible de savoir si cette prise de conscience familiale donnera des résultats.
Parfois, il faut se contenter d’espérer que tout ira pour le mieux.

Tandis que la mère de Lyn s’effondre en larmes sur les genoux de sa fille, en lui demandant pardon, Evan Benard jette son barda sur son épaule, et reprend la route.
(...il accélère le pas quelques instants plus tard, quand la voix de la matrone, l’air profondément choqué, s’élève pour demander à sa fille où est-ce qu’elle a pu acheter  des porte-jarretelles aussi vulgaires !?)


***


“Je vais sauter, j’vous préviens !” s’exclame Martin, sur le toit de la supérette du quartier.
“Vous pouvez y aller, Martin !” lui répond-t-on d’une voix enthousiaste, tout en bas. “Je vous rattraperai, comme je vous ai rattrapé les six autres fois !”
L’angoisse est palpable sur le visage de Martin, quinquagénaire hystérique en pyjama. Il roule des yeux fous en observant l’individu à l’imperméable rouge pétant qui lui tend les bras, debout sur la chaussée.
“Laissez-moi mourir espèce de cinglé !”
“Impossible, nous sommes sous contrat !”
“J’vous ai juste acheté un carton d’chaussettes pilou-pilou ! Foutez-moi la paix !”
“Il fallait mieux lire les papiers, Martin !”
“JE VEUX RESILIER !”


***



Il ne serait pas faux de parler d’une escroquerie, mais ce serait malgré tout très réducteur d’en rester là. Comme souvent dans ce genre d’organisation qui prône le développement personnel et l’accès au bonheur, il existe réellement un vivier de croyants sincères (et seulement un petit nombre d’odieux profiteurs).

D’ailleurs, si on exclue le fait que le Culte du Spoink Rayonnant vous encourage à lui reverser une portion de votre salaire, ainsi qu’à participer activement à la vente pyramidale sur contrat de toute une sélection d’articles douteux, son organisation est réellement fondée sur des principes d’entraide, d’acceptation et de bienveillance.
Les membres (les Spoinkets & les Spoinkettes) sont très soudés entre eux, et les prêtres du Culte sont généralement des individus très dégourdis, versés dans l’art de contourner la loi, qui ont pour mission de faciliter la vie de leurs ouailles.

En vérité, pour un individu qui aurait des problèmes d’ordre administratif ou personnel (de logement, de revenus ou même de retour à l’emploi), le Culte du Spoink Rayonnant serait indubitablement un allié de poids (avec des contreparties et un système d’exploitation de la dépendance humaine qu’on ne peut que désapprouver, certes).

Ce que je veux dire, c’est qu’il est difficile de condamner unilatéralement une organisation qui fait réellement du bien à ses membres. Qui leur fournit un refuge, du soutien, et un mode de vie plus heureux que celui qu’ils parviennent à s’approprier sans aide extérieure. Même si le procédé n’est pas entièrement sain et reste pétri d’arrière-pensées.

Ainsi, depuis qu’il a été sacré prêtre, il y a presque dix ans de cela, le Père Bernard est très présent dans la vie de ses ouailles. Il a soutenu de jeunes époux au cours de divorces difficiles, il a fait face à des problématiques légales complexes, à des affaires de maltraitance, à des cas de dépression ou même de dénuement extrême, et ce, toujours dans l’objectif de permettre au signataire du contrat d’accéder au bonheur.

Evan Bernard, avec sa position de prêtre, ne touche qu’une somme très modeste des revenus mensuels générés par le système de vente pyramidale, et consacre le plus clair de son temps et de son énergie à soutenir et agrandir sa communauté.
Nombreux sont les autres prêtres qui partagent sa disposition d’esprit.
Comme je le disais, ceux qui exploitent ce système existent bel et bien, mais ils sont minoritaires (et veulent le rester, pour rester très riches).


***


Un étrange chapiteau s’est dressé sur le camp Harmon’île.
Son étoffe mêle harmonieusement les nuances de gris et de rose, et la tente est surmontée d’une grosse boule qui rappelle le cristal au sommet de la tête du Spoink. On devrait pouvoir y accueillir une cinquantaine de personnes, mais il faut avouer que pour le moment, il n’y a pas foule.

Mis à part les trois fidèles qui l’ont suivi depuis Haptos, personne à Calléis n’est encore membre du Culte du Spoink Rayonnant, et c’est bien normal.
Le Père Bernard commence à peine son travail d’investigation. Dans un milieu aussi sauvage, les gens sont voués à connaître des problématiques bien différentes de celles qui sévissent dans les grandes villes. Sans doute lui faudra-t-il un peu de temps pour s’acclimater.
Sa première mission ? Se mêler aux locaux. Comprendre leur mode de vie, leurs idéologies et leurs besoins. (Un esprit un peu plus cynique pourrait dire que le Père Bernard est encore en pleine phase d’étude de marché.)

Il sera toujours temps de commencer à évangéliser ensuite.
Mais tout d’abord, il faut qu’il se rende au Temple de la Vie, pour longuement discuter avec ses représentants.

C’est en douceur, et avec une grande prudence que le Culte du Spoink Rayonnant a l’intention de s’implanter à Calléis. Il n’est pas question de chercher à se faire des ennemis.