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S’il y avait bien quelque chose qui t’avait aidé à canaliser toute la colère ardente brûlant au bout de tes doigts, c’était la boxe. Avant Kalypso, tu pouvais y passer des journées entières, à t’acharner sur un sac sans dévier de ton objectif, sans même savoir lequel était-ce. Parce qu’ici, tout était relâché. Tes écouteurs sans fil dans les oreilles, la musique à fond : les morceaux d’une existence gisaient entre les poings fermés rencontrant la matière. L’injustice, l’abandon. Les trahisons. « Je reviendrais te voir » ce père qui a prétendu un jour tenir à toi, ne t’a jamais appelé, cette mère qui n’a jamais su faire son travail : t’élever, t’éduquer. Ton indépendance grapillée trop tôt, les fragments d’une adolescence entre les vols, les substances, les rires et les toits, entre une compagnie partie sans jamais se retourner et tous les souvenirs qui revenaient. Ceux qui te hantaient encore aujourd’hui, ceux qui te conduisaient vers des chemins oubliés désormais ; tu avais tous les outils offerts par ton psychoéducateur que tu continuais de voir. Parce qu’élever un enfant lorsque tu n’as pas été élevé adéquatement, ce n’était pas une tâche aisée. Pas du tout même.

Un coup.
Deux.

Tu ne les comptais plus. Cette salle te permettait de te confirmer que tu savais te battre, tu le savais déjà : jamais tu n’avais hésité à troquer les paroles contre le physique dans les rues de Galar. Ce n’était pas rare de te voir revenir avec des ecchymoses, un œil au beurre noir, une lèvre fendue. Tu crachais sur les wannabe-caïds et les « méchants » qui voulaient réclamer les rues sur le toit, à Romeo. Tu crachais ta haine, ton venin, ta colère, ta hargne. Tu crachais tout ce que tu pouvais cracher et tu recommençais. Les cycles se rejouaient en boucle.

Mais aujourd’hui, une enfant comptait sur toi pour lui montrer le chemin à suivre. Alors il fallait que tu saches te contrôler : alors tu canalisais. Et tu relâchais. Ici, contre le sac de boxe, dans ta bulle, tu relâchais toutes les frustrations qui bouillonnaient, toutes les réactions gardées soigneusement composées sur un visage peut-être parfois crispé. Tu n’étais pas une mère parfaite, mais tu avais l’exploit d’être authentique et de savoir t’excuser auprès de ton enfant lorsque les moments dérapaient. Ce n’était pas parce qu’elle ne pouvait pas entendre qu’elle ne pouvait pas ressentir tes émotions, qu’elle ne méritait pas que tu sois sincère avec elle. Tu allais toujours tout faire pour qu’elle comprenne que rien n’était parfait, mais que ce n’était jamais une excuse pour blesser ; tout faire pour toujours tenir tes engagements envers elle.

Replacer le sac, frapper, frapper et replacer le sac. C’était un rituel presque sacré que tu observais. Un rictus déforma le coin de tes lèvres quand tu vis un jeune homme approcher et prendre le sac entre ses mains en te demandant si t’avais besoin d’un homme fort pour t’entraîner. Un rapide geste pour mettre ta musique sur pause pour mieux l’entendre alors que tu le toisais de haut en bas, comme pour jauger ses capacités. Tu le voyais souvent, sans jamais prendre le temps de t’attarder, de lui parler : tu n’étais pas la personne la plus sociale du monde, bien au contraire. Ta bulle et ton confort te convenaient à merveille. Surtout quand tu venais pour te défouler, alors tu avais cette tendance à éloigner les autres d’un regard. Bien que t’aies aucune difficulté à les approcher lorsque tu décidais que tu voulais entamer une discussion ou que la situation le demandait. Tu n’étais pas de ceux qui prenaient dix ans avant d’oser demander de l’aide.

J’l’aurais demandé si j’pensais que j’t’ai pas capable. Narquoise, tu te replaças en t’assurant d’avoir la bonne posture pour taper, taper jusqu’à ce que tu parviennes à le déstabiliser et le faire reculer. Tu n’avais aucune intention de te battre avec lui, ni de le provoquer jusqu’à ce qu’il lance les offensives. Disons simplement que tu répliquais à sa pique : t’étais complètement et totalement indépendante, tout ton passé le démontrait. T’avais pas eu le choix d’apprendre à l’être, délaissée entièrement à toi-même dès un trop jeune âge. Pas fait en carton, hein ? On échange, que j’vois c’que tu vaux ?

Tu ne venais pas des hautes écoles, ne tentais pas de soigner ton langage. Il venait te déranger dans ta bulle, il allait devoir accepter le caractère qui venait avec.

Tous les jours, il y avait quelque chose, une occupation, un endroit où aller. Ne serait-que les soirs, aller chercher Kalypso, retourner à cet appartement que tu connais par cœur (que t’allais quitter prochainement). Après la manifestation, après l’attentat au Mastodonte, cette violence brusque ayant éclaté entre les artères d’une ville toujours en quête de puissance et de grandeur (il fallait s’y attendre) le quartier malfamé dans lequel tu te trouvais ne possédait plus la moindre poussière de sécurité. Il avait fallu prendre sur soi, demander à Alceste de l’aide financière pour un nouvel appartement, bouger, tout laisser en arrière pour elle. Pour le soleil de tes nuits, abandonner ta fierté. Ton indépendance gagnée, à nouveau arrachée à tes mains.

Les séances dans un cabinet apprêté, parfaitement rangé, s’enchaînaient. Les questions, les discussions, le cœur au bord des lèvres et les aveux dans les yeux. Colère tonnerre tolère solaire ; prisonnière profère enfer, lacunaire ; cachottière lunaire. — ton psychoéducateur connaissait sur le bout des doigts les retranchements de ta colère, les picotements sous l’épiderme et les orages dans la tête. Ces coups de tonnerre étouffés, relâchés ici, sur ce sac de boxe où normalement personne ne venait te déranger (ce jeune homme renversant la tendance). Il connaissait par cœur les abandons, les sacrifices posés, et cette lumière tolérée, doucement, appréciée. Les sentiers sinueux empruntés, les addictions toujours au détour, s’exposer au soleil quand tu avais passé ton existence dans l’ombre de la lune (te l’appropriant). Les non-dits toujours sur tes lèvres, ton psychoéducateur savait les déchiffrer mieux que la foule, mieux que toi-même. Toi qui étais toujours aussi prisonnière de ton passé, de cette cigarette qui attendait que tu termines de te défouler dans cette salle pour la glisser entre ton majeur et ton index.

Remous échoués entre les murs où le secret professionnel résidait. Tous les éclats, les tonnerres, l’acide déversé — c’était l’amertume qui se prolongeait après les rencontres. Souvent, se réfugier ici. Un rictus sur tes lèvres quand le jeune homme laissa entendre ne pas vouloir te blesser (il ne savait rien) — rien des ruelles s’enchaînant, des rendez-vous sur le toit, crachats venimeux sur le monde en contre-bas. Rien des coups lancés et reçus à tant de reprises que tu n’avais jamais tenté de les compter, rien de la vie à Galar, des vols et d’un passé peu reluisant. Ce n’était clairement pas lui qui serait en mesure de te faire du mal dans une environnement contrôlé tel que l’était la salle de sport. Tu avais connu plus brut, plus destructeur, plus douloureux (à commencer par la brûlure de la trahison et de l’abandon). Donne tout ce que t’as. Tu ne craignais pas les coups, non, tu appréhendais davantage le calme.

Échouent continuellement dans tes réflexions les lambeaux de tes souvenirs, de cette existence raccrochée, laissée sur le bas-côté, parce qu’une enfant méritait davantage. Parce qu’un soleil méritait une mère qui s’évertuait à être la meilleure version d’elle-même pour lui apprendre adéquatement la vie, pour que Kalypso soit aimée et n’en doute jamais. Placée, tu attendis qu’il commence à frapper, les jambes suffisamment écartées, à la hauteur des épaules, pas plus ni moins pour une stabilité exemplaire, les mains plaquées contre le sac.

Sur tous les coups portés, seulement un ou deux parviennent à affecter ta posture, te débalancer légèrement. Malgré cette mauvaise habitude qu’était la nicotine, le temps passé dans cette salle te permettait de garder une santé surprenante ; une capacité à frapper et frapper et frapper pendant des heures, essoufflée, mais toujours capable de tenir debout. Il fallait dire que le sac absorbait suffisamment l’impact pour que ce ne soit pas douloureux, parce que peu importe à quel point les batailles furent fréquentes, se prendre une droite était toujours douloureux. Tu n’allais même pas tenter de le nier.

Les néons grésillèrent légèrement alors qu’il s’arrêta. Il aurait pu continuer, tu étais parée, possédais suffisamment d’énergie pour encaisser encore (autant de fois que nécessaire). Tu ne pouvais pas faiblir, faillir, pas avec Kalypso qui avait besoin de toi. T’appelles ça donner tout ce que t’as ? Et si la phrase aurait pu sembler provocatrice, les notes taquines et amusées atténuaient sa tonalité brusque.
Rives lointaines qu’étaient les années passées à Galar, il fallait les laisser là-bas. Un jour, tu y retourneras.
— un jour, tu iras sauver un enfant des griffes de ce système désolant. Mais pour l’heure, tu étais à Lentis, à tenter de redresser une vie dont tu n’avais jamais su quoi faire (on ne t’avait pas appris).

Témoins silencieux de tous les crimes, les étoiles avaient veillé sur l’adolescente que tu fus un jour et guidaient aujourd’hui encore tes pas quand tu t’évadais, la nuit tombée. Respirer l’air frais d’une ville ne dormant jamais, se demander comment New Pyra pouvait être aussi agréable alors qu’un pas en dehors de la ville et le soleil vous brûlait.

Silencieux, les jours dans ton appartement s’enchaînaient dans une routine qui te convenait. Entre les différents rendez-vous pour toi, ceux pour Kalypso parce qu’on vous avait fortement recommandé qu’elle soit suivie psychologiquement au vu du défi que c’est de grandir sans pouvoir entendre.

Des batailles menées continuellement, mais tu ne baisserais jamais les bras. Franchement, t’aurais pu faire un effort, j’ai presque rien senti. Le sourire toujours au coin des lèvres, c’était amusant le taquiner ainsi. Tu n’étais pas asociale, ne cherchais pas à te couper du monde entier, malgré les problèmes de gestion de colère et les ombres que représentait ton passé toujours présent pour te hanter. Tu avançais, pas à pas, pour Kaly’, et tu découvrais Lentis et Haptos. Et ça voulait aussi dire, faire des rencontres.

Tempêtes laissées en arrière, souvenir insistant, mais souvenir — Moi, c’est Amaryllys, enchantée » que tu dis en tendant la main pour serrer la sienne. J’te vois souvent ici, beaucoup de colère à décharger ? Le pourquoi, le comment, ne t’intéressait pas. Sauf s’il désirait en parler, alors tu écouterais, mais tu ne viendrais pas lui demander de décharger sa vie privée à une inconnue rencontrée autour d’un sac de boxe.

Orageuses prunelles (les tiennes) qui le dévisageaient, mais pas trop longtemps, juste pour se souvenir de son apparence. Là, maintenant, tu étais à Lentis ; loin de Galar et d’un passé mouvementé. Mais le présent n’était pas exempt des dérangements. Tous les remous échouent sur les rives — témoins silencieux des tempêtes orageuses.