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Une petite bascule, comme un vertige dans le corps, dans les jambes, et- Eagle se redressa, des bulles de rire dans l’estomac. L’idée était géniale ; et elle ne savait plus qui l’avait proposée en premier, mais elle s’éclatait. Peut-être que c’était venu de Nyna, parce qu’elle avait toujours de supers idées, bien plus marrantes qu’elle-même, en tout cas, et que là, elle riait jusqu’à en perdre le souffle - même s’il lui manquait, de temps en temps, quand elle glissait un peu sur le métal et que ça se mettait à tourner.

Juste un peu ; juste à peine, juste assez ; comme ça c’était encore plus fun, et elle ne gagnerait pas si facilement. Gagner, c’était cool ; mais quand c’était facile, un peu moins. Et puis, pour la première fois, là, c’était un jeu entre elles deux ; d’ordinaire, elles faisaient équipe, et Eagle ne savait pas pourquoi, mais elles gagnaient systématiquement. Alors, maintenant qu’elles étaient l’une contre l’autre…

Un rire dans la gorge, glisser sur les rails à nouveau, « j’te préviens, tu sauteras avant moi !, » les mots joie, les mots défi, les mots un peu incohérents, un peu chaotiques, le regard lancé à la jeune femme. Autour d’elles, les contours sombres de la voie de métro se dessinaient de temps en temps à la lueur de son téléphone ; Eagle s’efforçait de bien le tenir, torche dirigée devant elle pour voir où elle mettait les pieds, équilibre malmené sur les barres de métal traîtres.

La dernière à quitter les rails quand un train arrive, qu’elles avaient dit - et le rush d’adrénaline, l’euphorie et l’éthanol, dans les veines ; l’idée avait été adoptée, adorée, et voici où elles se retrouvaient, maintenant ; trébuchant au milieu de la voie, le rire dans la gorge et les membres maladroits. Eagle peinait un peu à avancer, un portable dans une main et une bouteille dans l’autre, gardée avec elle parce qu’elle avait coûté cher, quand même ; regard sur le côté, croiser les yeux bleus de son amie, tendre la main portant l’alcool dans un geste de provocation amicale.

« Eh, en attendant le train, viens on fait un autre jeu, et- » oups, cheville un peu tordue sur un morceau de rouille, rire, se rééquilibrer ; « ...et, uh- je disais quoi ? » Un autre jeu, est-ce qu’elle l’avait mentionné ou pas encore, est-ce qu’elle avait trouvé un jeu, même ? Une vague envie de boire, une gorgée, le goût brûlant dans la gorge, rire à nouveau ; « je sais plus le jeu mais viens on en fait un en attendant et pis- pis j’le gagnerai, lui aussi, » la bravade dans la voix atténuée par les petits rires qui la transperçaient.

Défi et rire, un peu spontané, un peu fort, un peu incontrôlable ; le genre d’éclats qui s’arrache au corps sans pouvoir être réprimé, qui coupe la respiration, et qui déséquilibre ; le genre de bruit provoqué par l’abus d’alcool, lorsque les verres se sont empilés, que les verres se sont vidés, et que l’eau comme la retenue ont été oubliées.

Un regard vers Nyna, un sourire aux lèvres, des bulles de joie dans la tête et d’éthanol dans les veines ; elle tendit le bras dans la direction, attention une indication, une proposition, quoi que ce soit qui lance un jeu.

« Une variante du “tu préfères”. Tu dois deviner ce que je répondrais, » commença la jeune femme, et Eagle sourit de plus belle. Oh, parfait ; ça pouvait être difficile comme compliqué. Non- Facile comme aisé. Uh. Aisé comme difficile. Ouais. Selon les questions, selon ce qu’elle savait déjà de son amie, la victoire était loin d’être assurée. « A ton avis, je préfère… Finir mariée à Téobald Finch, ou rester vivre chez ma mère jusqu’à la fin de mes jours ? »

Et- uh.

Elle cilla, manqua trébucher à nouveau, se rattrapa en titubant avec un nouvel éclat de rire. Heh, il fallait vraiment qu’elle fasse plus attention. Redressement, inspiration, et elle se mit à réfléchir. Téobald, c’était le type d’Haptos, non ? Et vivre chez sa mère… Est-ce que c’était si dur que ça ? Parce que vu la question, ç’avait pas l’air de lui plaire. Franchement, entre épouser quelqu’un qu’elle connaissait pas et rester chez ses parents, elle-même préférait continuer à vivre avec eux. Même si c’était parfois compliqué de rentrer, sans les clefs. Au moins, elle pouvait manger, non ?

« ...Uh, vivre chez ta mère jusqu’à la fin de tes jours ?, » proposa-t-elle finalement, la dévisageant avec un mélange de curiosité et d’impatience à l’idée de gagner- ou perdre. « Sauf si Téobald tu l’adores, mais j’crois pas. Alors, gagné, perdu ? »

Elle leva le bras pour boire à nouveau, la lampe torche du téléphone éclairant doucement les rails devant pour éviter de s’y coincer encore une chaussure et de s’assommer tête la première. Dis donc, il faisait vraiment sombre, ici.

« Allez, mon tour !, » l’enthousiasme fort, la voix enthousiaste- et- ah, elle devait trouver une question, donc. Qu’est-ce qu’elle préférait, même, en général ? « J’préfère, euh- » et encore une pause, un silence, le crâne vide. Allez, quoi. Nyna avait parlé de- Téobald, le mec de New Pyra donc, et sa mère. Sa mère, uh, la famille, et les pensées qui cherchent, qui se tournent, des images dans la tête, un peu de douleur, boire à nouveau ; plisser les yeux, se racler la gorge, rire fort - très, trop. « Okay, si j’pouvais oublier toute ma vie et la recommencer de zéro en perdant tout donc, est-ce que j’préfère le faire ou pas ? »

tw je sais pas comment appeler ça mais c’est vrmt pas joyeux

Un silence en réponse, Nyna plongée dans ses réflexions. Eagle continuait à rire toute seule - elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais c’était drôle. Tout était drôle, et un peu flou, aussi. Ou bien déstabilisant. Les rails devaient avoir mal été installés, parce qu’elle passait son temps à trébucher - et ils tanguaient sous ses yeux, c’est l’alcool soufflé par une petite voix, dans un coin de son crâne, sauf qu’elle n’avait pas si bu que ça ; c’était forcément une erreur d’architecture.

« Tu le ferais, » la voix de Nyna trancha le silence relatif.

Ah, oui, vrai, elles étaient en train de parler. Enfin, de jouer. Euh, elle ferait quoi, par contre ? De quoi est-ce que- oh, si, oui, ça y était, les questions. Est-ce qu’elle préférerait tout recommencer de zéro ou pas, si elle en avait le choix. Heh, pensée rire, pensée amertume, pensée qui serrait la gorge dès lors qu’elle s’y attarda trop, et pourquoi est-ce qu’elle se sentait mal, d’un coup ?

Alors une gorgée de plus, et un grand sourire à son amie, « point pour toi !, » l’enthousiasme jamais vacillant, même si ça s’effondre toujours un peu en-dedans. Une autre gorgée, un autre rire. Pas d’hésitations ; elle recommencerait tout. Elle effacerait sa naissance pour ne plus être l’échec constant, ne pas être le caillou, le grain de sable de la machine dérayée - ne plus être ce fracas ambulant donc l’existence même provoquait des séismes chez les autres. Si j’pouvais tout refaire, peut-être que j’ferais moins de mal (j’en peux plus).

« A ton avis, je préfère que le train arrive par devant ou par derrière ? »

Eagle manqua s’éclater sur les rails en glissant, puis lui jeta un coup d'œil rapide.

« Devant, » aucune hésitation - à quoi ça servait, tout ça, l’adrénaline, le frisson courage, le danger aux portes, (le risque de disparaître), si c’était pas pour l’avoir en face ? Elle haussa les épaules, sourit, la pointa de sa bouteille - « tu bois pas assez, c’pas du jeu, » c’est vrai quoi, c’était injuste, elle avait beaucoup plus de chances de partir en dernier sans se faire mal si elle était capable de marcher droit, elle.

« J’préfère oublier chaque jour dès qu’le suivant commence, ou toujours me souvenir de tout ?, » et des images et des hantises et des bris de verre un peu partout, mais rire, l’éthanol dans les veines, le bien-être dans les pensées, les poumons ignorés. Elle en pense quoi, elle ? Curiosité, spontanéité, Eagle pencha la tête de côté en observant la jeune femme. « Eh, tu ferais quoi toi, d’ailleurs ? »

tw je sais pas comment appeler ça mais c’est vrmt pas joyeux

Le jeu, c’était bien ; c’était drôle, c’était amusant, mais ces questions, à quoi servaient-elles si elle ne pouvait pas avoir son avis, à elle aussi ? Est-ce qu’elle pensait pareil ? Tout oublier, vivre au jour le jour, sans erreurs sans douleurs sans failles et sans conséquences, les attaches impossibles mais les regrets aussi - ou bien toujours se souvenir, et tout savoir, être capable de tout retenir, comme un pouvoir aussi bien qu’une malédiction ; les hontes, les remords, les faux pas sur la route de l’existence.

« D’un côté, ça me gonfle tous ces cons qui oublient tout du jour au lendemain. Qui font comme si l’horreur n’existait pas et qui viennent s’éclater à Ike-Kai comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes, » commença Nyna, et Eagle- rit. Le rire et la bouteille en secousses, des pointes de douleur à l’intérieur, j’fais tout pour faire comme si ça existait pas, deux gorgées et elle cilla - ravala tout ce qui se tordait un peu plus à l’intérieur et sourit aux rails. « Mais de l’autre côté, j’aimerais bien avoir ce privilège aussi. Je crois que je voudrais me souvenir de tout, parce qu’oublier c’est lâche, et que c’est pas comme ça qu’on fait avancer les choses. Mais j’hésiterai. »

Lâche.

Parce que ça l’était, pas vrai ? Plus vouloir regarder les choses en face, ignorer son reflet, choisir de baisser les yeux plutôt que de soutenir ceux de tous ceux qu’elle avait déchirés ; lâche d’ignorer et lâcher de fuir les images, ses mains pleines de sang et les répercussions des innombrables fautes qu’elle avait engendré simplement en- naissant. Elle l’était, lâche ; et une erreur, et une bonne à rien, et tu l’as tuée, et serrer le verre entre ses doigts, inspirer, « toi aussi, tu te souviendrais ? » et- arrachée aux tempêtes, Eagle releva la tête vers la jeune femme.

Et- « Non. » Elle oublierait, encore, et encore, et encore. « Perdu, » pour la première fois depuis le début du jeu ; défaite, point pour elle, et un sourire sur le visage. « J’préfère tout oublier. » Et comme une conclusion, elle avala une gorgée supplémentaire.

Point pour elle. Elles en étaient à combien, du coup, maintenant ? Elle avait perdu plusieurs fois, pas vrai ? Un point Nyna parce qu’elle préférait épouser Téobald, un point parce qu’Eagle préférait recommencer de zéro, et un point pour que le train arrive en arrière. Trois à un, donc ; et la prochaine - « Tu crois que je préférerais changer le passé sans connaître les conséquences sur le futur, ou ne pas changer le passé mais pouvoir anticiper l’avenir ? »

Et Eagle glissa.

« Merde- » Le téléphone manqua lui tomber des mains, mais elle se cramponna à la bouteille, dégringolant sur le côté avec une exclamation de surprise. Les bras agités pour retrouver un équilibre, elle batailla plusieurs secondes avant de se redresser, puis- éclata de rire. C’était vraiment glissant, en fait, les rails d’un train. Ou d’un métro. Il pleuvait, ici, ou quoi ? « Pfiou, heureusement j’ai pas fait tomber mes trucs, » et un pied sur les barres de métal, okay, comment est-ce qu’elle se hissait sans tomber à nouveau, « c’était drôle, » le rire bientôt épuisé, ah, trouvé et appuyer d’une jambe, manquer basculer en avant, j’ai mal calculé ? et finalement - debout sans plus de soucis.

« Okay, uh- voir le futur ou changer le passé. Wha. C’est dur. » Ou pas. « Enfin, moi je voudrais modifier le passé. Savoir le futur ce qui va se passer c’est moins drôle. » Si elle pouvait prédire les réponses de son amie, elles ne feraient pas ce jeu ; à quoi bon vivre le lendemain s’il était déjà gravé dans l’esprit ? « Et ça veut pas dire que tu peux le modifier. » Quoique, elle avait dit anticiper - c’était quoi, déjà, la différence ? Xerneas, Eagle n’avait jamais été douée, en subtilités. Elle était vachement intelligente, Nyna. Ou bien peut-être juste moins bourrée.

« Tu ferais pareil, tu préfères changer le passé ? » Elle empêcherait Milo de sortir de chez lui, le jour où il avait rencontré l’un d’entre eux, en Juillet. Elle ramènerait Azalée - non, elle resterait chez elle au lieu de foncer hors de la ville.

(Et puis, avant ça - elle n’était pas née, tout irait bien, non ?)

La prochaine question sortit comme une évidence.

« J’préfère mon père ou ma mère ? »

tw je sais pas comment appeler ça mais c’est vrmt pas joyeux

Un silence bref, du côté de son amie ; du vide et pas de bruit et elle en profita pour boire, à nouveau, gorgée rapide mais flammes dans la gorge pour raviver celles qui se cendraient à l’intérieur. Mon père ou ma mère et elle aurait pu demander sa belle-mère, aussi, est-ce que je l’aime bien parce qu’elle ne la connaissait pas, elle connaissait juste ses yeux ; ses regards, ses remarques, la douleur qu’elle avait infligée en (tuant) sa propre fille, (sa faute et des accusations dans les prunelles) ; et Nyna regardait son téléphone, pianotant rapidement, jusqu’à finalement lever les yeux vers elle.

« Ta mère ? » Sa mère ; inconnue qui lui avait donné naissance, qui n’avait pas voulu d’elle, qui s’en était même débarrassée. Sa mère ; qui l’avait faite, qui l’avait amenée dans ce monde, qui avait brisé le mariage de son père et si Eagle était là, aujourd’hui, si elle avait causé la mort de sa soeur, si elle avait du sang sur les mains et tant de pourri à l’intérieur, c’était aussi à cause d’elle. Alors, sa mère ou son père (ta mère ?) et perdu, parce que son père, toujours, encore, parce que- « Si quelqu’un prétendait avoir un passé pire que le tien, mais pour d’autres raisons. Sans plus de détails, tu échangerais ? Et… Sans prétendre que j’ai vécu pire que toi, t’échangerais avec moi ? »

Oulah, c’était compliqué comme question - enfin, ça l’était probablement moins en journée, et sobre, que cette nuit-là, à trébucher sur les rails et les trucs qu’elle ne voyait pas parce qu’elle orientait mal son téléphone, et sa bouteille, et- uh, okay, elle avait dit quoi, déjà ? Ah, oui ; échanger son passé avec quelqu’un ayant vécu pire, et échanger avec Nyna ; uh, c’était pas dans le jeu, ça, si ? Ou alors elles avaient changé ? Est-ce qu’elles jouaient encore ? Enfin, le premier, c’était encore d’être la dernière à s’écarter lorsqu’un train passerait, mais- « Oui, et oui. »

Oui, elle échangerait. Même si c’était pire, même si c’était pour souffrir - parce qu’au moins peut-être qu’elle ferait moins de mal autour, comme ça. Si elle était la seule à avoir mal, c’était toujours mieux, pas vrai ? Tant qu’elle n’avait tué personne ; tant que le sang qui maculait ses pas ne venait pas de ses propres actes ; j’échangerai, encore, et encore, j’veux pas mourir mais j’voudrais être jamais née et « Même si c’est vraiment pire, » et hausser les épaules, boire à nouveau, rire quand on tangue ; rire, et rire, et rire, boire pour lâcher, oublier, s’y perdre. « Toi, t’échangerais ? Avec le gens qui te dirait qu’il a vécu pire ? » Et s’il mentait ? Enfin, pourquoi est-ce qu’il mentirait, s’il avait une chance de vivre mieux ? « Et avec moi ? » T’as vécu quoi, Nyna ?

Les yeux dans les yeux, tanguant mais droite, dans le tunnel froid et les lampes vers les rails, silence curieux et silence lourd - (t’as vécu quoi ?)

tw sujets sombres

T'as vécu quoi pour parler d'échanges, pour parler prédire l'avenir ou changer le passé, pour t'amuser sur les rails d'un train en attendant qu'il y passe – même si le but c'est d'en sauter et non pas d'y finir ses journées ? T'as vécu quoi, Nyna, pour décréter que l'oubli est lâche mais vider l'alcool dans tes veines comme on le ferait avec de l'eau ? T'as vécu quoi, pour me demander si j'échangerais avec toi ?

Et toi, t'échangerais avec elle ?

« Peut être bien. » Peut-être. Non, peut-être bien. Et ça voulait dire oui, un peu ; ça voulait dire je le ferais probablement, ça voulait dire des choses à se débarrasser, ça voulait dire souffrance, quelque part, et Eagle la dévisagea. Elle méritait pas ça Nyna, elle méritait pas ce qui lui donnait envie d'échanger sa vie contre un point d'interrogation – elle méritait pas, et elle aurait voulu savoir comment faire pour apaiser, mais elle n'y pouvait rien, pas vrai ? Elle n'y pouvait jamais rien. (Inutile – bonne à ruiner sans discontinuer.) « Si tu as mieux, j’imagine que je sors gagnante. » Mais même si elle avait mieux, les spirales prenaient tant de place sous le plexus qu'elle aurait voulu tout en oublier – même les éclats dorés. Il n'y avait plus rien de beau, à l'intérieur. C'était noirci, c'était tordu, c'était cendres et fumées et décomposition et chair à vif et le poison pullulait, encore et encore, culpabilité en toxine plus violente encore que n'importe quelle dose d'arsenic.

« Si tu as réellement pire… J’imagine que j’irai boire et m’envoyer en l’air plus souvent. Pas plus mal… Quoi que… C’est pas toujours aussi fun que ça en a l’air, dit comme ça. » Elle a mal, elle aussi. Elle avait mal, aussi ; alors, de quoi est-ce qu'Eagle se plaignait, bordel ? Qu'est-ce qu'elle avait vraiment vécu, hormis les conséquences de ses propres conneries ? T'as vécu avec une cuillère en argent dans le bouche, pas de manque d'argent pas de règles (liberté) elle avait pu courir dans les rues sans supervision dès qu'elle en avait eu la curiosité t'as obtenu tout ce dont les gens peuvent rêver sans même essayer. Ils n'avaient jamais été dans ses pattes, ils n'avaient jamais demandé à vérifer ses contrôles, ses devoirs, ses notes, parler à ses profs, l'avaient laissé faire ce qu'elle voulait en-dehors de l'école – sa belle-mère n'avait commencé à jeter un oeil qu'en terminale, t'as eu la paix et tu l'as foutue en l'air).

(Mais j'aurais bien aimé avoir des parents, aussi.)

Elle n'avait jamais été à plaindre – mais toute son existence avait brisé, encore et encore, ce qui comptait autour d'elle. Sa naissance, et sa survie, aussi, encore. Si t'avais crevé avant la fac, Azalée serait encore là.

Nyna avala une gorgée, et elle avait mal elle avait mal elle avait mal j'suis désolée si t'as mal parce qu'elle méritait pas tu mérites pas c'est moi qui mérite c'est moi juste moi moi encore j'voudrais que t'aies pas mal mais elle pouvait pas échanger ; c'était que des mots c'était que des interrogations et (arrête ça) on pouvait pas revenir en arrière de toute façon, j'peux pas elle pouvait pas j'peux pas j'peux pas j'peux pas (j'peux plus). « Qu’est-ce que tu penses gagner, à échanger ? Ou perdre. »

Tout. Rien. N'importe – tant qu'elle épargnait. Tant qu'elle s'allégeait. (Tant qu'elle oubliait).

Et s'il n'y avait derrière les yeux clairs, les jeux nocturnes et les questions lourdes qu'un trou noir encore plus sombre, elle le mériterait.

« Tu voudrais pas échanger si t'allais pas mal. » Tu mérites pas de souffrir. « Mais je m'en fous, » je m'en fous je m'en fous je m'en fous de souffrir j'le mérite « j'le ferais quand même. J'ai- » et (mal) et (boire), boire, où était la- ah, oui, dans sa main, et le goulot rapidement porté aux lèvres ; un goût de feu goût de vie dans la gorge, le palais révolté mais la sensation apaisement, quelque part – tout ressentir pour en oublier les intérieurs.

« J'gagnerais d'oublier. » Murmure bas. « J'perdrais la culpabilité. » Se dédouaner des crimes, laisser derrière les failles crevasses qu'elle avait elle-même provoquées – j'veux bien être lâche si j'en oublie mes cataclysmes. « 'Puis, si toi c'est pire, au moins, t'aurais plus ça. » Faire un peu de bien, pour une fois ; apaiser, soulager, sauver, peut-être. Elle le ferait sans hésiter, et pardon aux visages chers (des personnes de plus à épargner de tes ouragans déchirures).

Et puis, et puis, et puis.

« Peut-être que j'pourrais arrêter de tout ruiner autour, si j'étais plus moi. »

La honte, celle qui n'aurait pas dû naître, la coupable.

« Tu mérites pas d'aller pas bien. » (c'est toi qui devrais gagner des trucs) « Tu voudrais gagner quoi ? » T'as vécu quoi, Nyna ?

Une hésitation.
Une gorgée.

(Tout bas.) « ...T'as vécu quoi ? »

tw idées noires, kinda suicidal ideations ? +/-

T'as vécu quoi pour poser ce genre de questions, t'as vécu quoi pour jouer et boire et lui rendre son regard avec ce sourire presque mélancolique ? T'as vécu quoi mais les silences et les rires et les jeux et l'alcool comme réponses – t'as vécu quoi et leur idiotie de marcher sur des rails en attendant le train comme une explication qui ne méritait pas de mots pour pouvoir la comprendre. « Eagle… Je ne veux pas de ta pitié. C’est pas une question de mérite. » Et elle fuit ses yeux, fuit sa voix, un pardon réflexe au bord des lèvres, ravalé de justesse. Elle n'avait pas pitié ; elle n'avait pas- c'était plus instinctif, c'était plus douloureux que ça, c'était juste-

Elle voyait Nyna, en face, mal éclairée par le faisceau de leurs lampes torches dirigées droit devant elles, ses fringues et ses cheveux et elle avait mal. Parce que personne ne méritait d'avoir mal, mais elle encore moins, pas vrai ? Elle était super, elle était drôle, cool, elle savait s'amuser, elle la suivait dans les trous noirs des bouches de métro et elle posait ces questions spirales que peu osent demander. « Si j’échangeais avec toi… Je voudrais juste avoir autre chose. Changer de disque pour ne plus croire aux mêmes fantômes depuis 10 ans. Je me ficherait que ton histoire soit pire, je voudrais juste qu’elle ait d’autre couleurs. » Heh. Le rire qui sort, étrange et décousu. Est-ce qu'il y avait une seule chose plus vraie, plus compréhensible, plsu- plus attrayante que ça ? Changer les couleurs, ôter les tâches et les débris collant aux murs, quitte à ce que d'autres apparaissent – mais changer, changer et effacer et recommencer, ç'avait des airs de paradis, parfois.

(Tous les jours.)

« Je veux pas te décevoir mais, au final, si on échangeait, je suis pas sûr que t’y gagnerais ce que tu cherches. » Et le t'as vécu quoi ignoré, comme jamais prononcé, mais Eagle l'avait déjà balayé, elle aussi ; parce que c'était une folie passagère, parce que faire parler signifiait parler, soi aussi ; et parce que pas sûr qu'elle y gagnerait ce qu'elle cherche. Un rire, deux gorgées, la bouteille de plus en plus vide. « Je crois que j'm'en fous, quelque part. » Qu'importait qu'elle troque une souffrance contre une autre ? Tant que c'était différent de sa vie. « J'suis d'accord avec changer de couleurs. Je- »

Et on trébuche, on se prend un peu les pieds, on tangue puis on se redresse – et on rit, parce que c'est toujours plus supportable d'éclater de rire que de fondre en larmes. « En fait, j'veux juste pas réfléchir, tu sais ? Me vider la tête. » Hausser les épaules, sautiller devant, rire un peu plus, j'suis cassée j'suis cassée j'suis cassée et les spirales qui tournent, tournent, tournent jusqu'à asphyxier. « Pas penser, faire des trucs qui m'font penser à autre chose. Marcher sur des rails, jouer, boire, courir… Tout. » Eagle se décala pour se rapprocher de Nyna, lui tendant la bouteille au cas où elle veuille y toucher.

« Donc, ouais, même si je gagnerais pas ce que je chercher, au moins, j'y penserais plus. » Et puis, sourire, un peu, trop grand, trop fort, trop vif. « Mais c'est impossible, pas vrai ? On peut pas échanger. » Jamais – condamnées de ces chaînes qui se nouent aux chevilles et se traînent à leur suite sans pouvoir se détacher. « On peut pas oublier pour toujours. » À moins que le train passe.