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Tu n’as jamais aimé la capitale. Trop agitée, trop animée. Tu es de ceux qui préfèrent le calme de la nuit. Dommage qu’Ike Kai s’y déchaîne. L’omniprésence de touristes te met mal à l’aise : le bruit t’ennuie, la fête t’exaspère, les rires t’indiffèrent et la foule t’étouffe. Tu ne comptes plus tes fuites, en toute discrétion, dans les recoins méconnus des plages bordant la capitale, en tête à tête avec le clair de lune.

Si jeune, et pourtant tes yeux sont ceux d’une femme qui en a trop vu, mais jamais assez. La mort pour compagne, fuis la elle te suit, suis la elle te fuit. Elle te tourne autour, tu la cherches, ses lèvres froides te frôlent mais jamais son baiser ne vient. Comme un interminable jeu de séduction, tu flirtes avec la limite sans jamais la franchir. Et quand tu l’oublies, elle se rappelle à toi comme un vieux fantôme délaissé.

A l’instar des fleurs lumineuses qui, jadis, illuminaient Lentis, tes pétales arrachés se sont éteins les uns après les autres. A commencé par le chien du quartier, première lueur a avoir cédé. Ce brave Caninos n’avait aucun maître. Abandonné ou oublié par un vacancier, il est resté. Chaque foyer l’aimait à sa façon : des caresses par là, un peu d’eau dans la maison d’en face et quelques morceaux de viande gracieusement offerts à l’occasion. Tu avais trois ans quand ils l’ont tué, un soir de fête ou l’autre - il y en a tellement, tu les confonds. Eux noyés dans l’alcool, et le chien sous les coups de pieds. Le carnage n’a été découvert que le lendemain matin par un voisin. C’était là ton premier contact avec la fin.

Papa a été le suivant. Pêcheur, il s’est attiré les foudres du ciel. La tempête est arrivée vite, trop vite pour ne pas être provoquée par un Pokémon enragé. Son bateau a chaviré. On l’a retrouvé cinq jour plus tard, le bois éventré par les rochers. Aucune trace de l’homme. Tu avais six ans. Quatorze ans plus tard, il te manque encore et sa Ponyta, dont tu as hérité, te rappelle sans cesse son absence.

Cléa la belle, Cléa l’intelligente, Cléa qui plaisait aux garçons et aux professeurs. Brillante, dans tous les sens du terme. Copines depuis la maternelle, qui aurait cru que vous seriez séparées si brusquement ? Elle qui était monts et merveilles, qui te serrait la main pour te dire qu’elle était là, qui faisait de tes jours des instants un peu meilleurs. Il a suffit, juste une fois, qu’elle traverse sans regarder pour que sa chaise d’école reste vide.

Et tout cela, sans compter la cruauté du monde qui touchait les inconnus. A huit ans, tu avais déjà conscience de ces choses là, et tu avais en horreur tous ces joyeux lurons qui vivaient comme si rien de tout cela n’était réel. Tu les détestes toujours, d’ailleurs, ces gens qui agissent comme s’ils n’avaient jamais connu le malheur. Tu la hais, cette expression dans leur regard quand ils te voient, comme si leurs prunelles enjouées te reprochaient de n’avoir connu que ça.

Le pire, ça a été Gaetan. De trois ans ton cadet. Enfant insouciant et pragmatique, réfractaire au respecter des interdits, prompt à remettre en question tout ce qui lui procurait le moindre doute. Et un goût fatal pour l’exploration. Un soir d’été, assis sur un banc au bord de la mer, il vous écoutait raconter les histoires horribles, les légendes urbaines au sujet des espaces sauvages de l’île. Des monstres, des démons, des noyés condamnés à l’errance éternelle, des navires fantômes et autres rapaces au chant envoûtants. Lui n’y croyait pas. Il voulait voir de ses yeux, ou prouver vos mensonges. Un brin de courage pour deux grains de folie, le voila partit à l’insu de tous. La lune étant haute, les recherches en terres méconnues ont attendu que le soleil se lève. Au petit matin, le gosse était piqué, picoré, lacéré par les serres des oiseaux nichant dans les rochers proches du rivage.

C’était ta faute. Tes histoires macabres l’avaient conduit là-bas. Ton petit frère chéri, emporté par tes jeux de pré-adolescente irresponsable. Tu savais son obsession pour l’inconnu, tu l’as aussi. Cette sensation d’être appelée, happée par ces terres inhospitalière, comme attirée par une force mystique vers ce que l’homme ne connaît pas. Et malgré toi tu l’y a poussé en dépit des avertissements des adultes : peu revenaient d’une expédition mal préparée. La disparition de votre père ne vous avait pas suffit à le comprendre. Celle de Gaetan non plus, bien au contraire.

La vie est trop courte pour craindre la mort, et celle-ci trop vive pour lui échapper. Drame après drame, larme après larme, tes espoirs pour l’avenir se sont faits plus rares. A quand viendrait ton tour ? Aujourd’hui ? Demain ? Le mois prochain ? Tu as commencé à danser avec les probabilités, celles de ne jamais rentrer.

Tu avais onze ans, quand tu as suivi les pas de ton petit frère. Le soir tombait, contrairement aux musiques de la ville qui grimpaient jusqu’au ciel. Tu es montée sur les rochers et a contemplé l’horizon. Le son des vagues tranquilles, loin de la fête et des rires qui t’insupportaient. Puis les oiseaux sont venus troubler ton calme. Paniquée, tu as glissé, chuté. Tu t’es cognée la tête en tombant, ta vision s’est troublée et l’eau salée t’a rattrapée.

Le soleil déclinait. Le peu de sang sorti de ton crâne n’a pas manqué d’attirer l’odorat fabuleux d’autres prédateurs. Tu savais que te débattre ne servirait à rien. Alors tu as simplement accepté que ton tour était venu. Que ni les flots prêts à s’engouffrer dans tes poumons, ni les dents des carnassiers ne te laisseraient regagner ton lit.

Puis tu as rêvé de cette lumière perdue dans l’immensité sombre. Personne ne t’avait dit que le tunnel vers l’au-delà serait si vaste, si humide, glacé au goût du sel. Tu as dérivé jusqu’à cette myriade de points luminescents, à moins que ce ne soit elle qui ait nagé vers toi. C’était un énorme poisson, ou tout un banc peut être. Ça brillait. Fort. Il t’a avalé, gobée comme un bonbon.

La lumière a chatouillé chaque parcelle de ton corps, l’emprisonnant dans un tourbillon si grandiose qu’il en faisait fuir les Sharpedo. C’est tout ce que tu as vu avant de manquer d’air. Ce gros poisson scintillant, sorti des abysses insondables.

Tu as roté, vomi de l’eau, toussé. Les vêtements collés au corps, un filet de sang sur ton front, à quatre pattes sur le sable fin. La musique de la ville dans les oreilles, tu t’es retournée vers l’horizon. L’astre nocturne veillait, mais il n’y avait aucune trace de la créature de lumière à travers les vagues noires. L’avais-tu rêvée ? T’avait-elle sauvée ? Ce dernier point ne faisait aucun doute. Tu n’as, encore aujourd’hui, aucun souvenir de ton arrivée sur la plage. Aucune preuve de ce que ton cerveau t’impose comme une évidence si absurde que tu peines parfois à y croire : le gardien luminescent de Kopadia est réel.

Dix ans se sont écoulés depuis ce jour et tu ne l’as jamais revu. C’est pourtant avec une détermination sans faille que tu te rend régulièrement sur les différentes plages bordant la capitale dans l’espoir de l’apercevoir à nouveau, en vain, malgré l’entretien du sable et les prières silencieuses. Tu n’en a parlé à personne, car aucune âme suffisamment éveillée n’aurait cru les dires d’une enfant venant d’échapper à la noyade. Toi-même tu as parfois douté de ta propre mémoire.

Mais au fond de toi, tu la sens. Cette foi viscérale. Tu n’as jamais cru aux dieux, en Arceus, à ses engeances mystiques régissant les lois métaphysiques de l’univers. Tu ne croyais plus en ces histoires de fleurs luminescentes. Mais ce mythe là, tu l’as rencontré. Et il s’agit pour toi du signe que les légendes persistent dans leur existence au détriment des croyances des hommes.

La vie et l’existence sont des choses fascinantes. Des êtres s’éteignent, d’autres demeurent, et certains resurgissent du passé. Mais une question demeure : Jamais, en une dizaine d’années - malgré tes appels, attentions et prières - tu n’as pu apercevoir à nouveau cette majestueuse créature dont tu es pourtant certaine de l’existence. Alors combien de légendes endormies peuvent bien encore échapper à l’Homme qui ne fait que les oublier ?