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C’est l’histoire de Romeo, Violet et Vlinder qui entrent dans un bar.
On dirait le début d’une mauvaise blague. C’en est probablement une.

Violet est fatiguée, ce soir. Fatiguée des insultes que les clients lui lancent à la tête, fatiguée des critiques constantes de son collègue qui se croit meilleur en la rabaissant, fatiguée de sa maladresse, fatiguée de ses pensées, fatiguée d’être vue comme moins que rien et encore plus de le ressentir. Fatiguée d’avoir la sensation de n’être jamais assez. Ce n’est pas qu’une question de sommeil, ce n’est même pas vraiment le sujet. Elle veut juste se changer les idées. Oublier, le temps d’une soirée, qu’à trop courir après la mort, elle ne sait plus comment vivre.

Elle n’est pas seule ; ils sont trois. Mais loin d’être comme les quatre fantastiques, ils sont plutôt les trois désastres. Elle a oublié comment elle les a rencontrés, exactement ; sans doute avec de l’alcool dans le sang. Les souvenirs s’y mélangent et s’estompent. Mais cela n’a pas grande importance. Ce qui compte, c’est qu’ils soient là, maintenant. Parce que qui se ressemble s’assemble, comme on dit, mais surtout, cellui qui souffre peut comprendre ses semblables. Cette compréhension mutuelle, ça rapproche et parfois, c’est tout ce dont on a besoin. D’être écouté et compris.

Violet n’a pourtant pas réellement envie de parler, pour le moment. Elle sourit à demi aux blagues, prononce parfois quelques mots, mais elle n’est pas la plus bavarde du trio. Assise sur une banquette du bar, elle se cale contre le dossier du siège, et observe. Ses doigts, aux ongles colorés de bordeaux déjà écaillé par le liquide vaisselle, jouent avec l’extrémité de ses manches, sous la table. Avec discrétion. Elle n’est pas vraiment à l’aise, mais à vrai dire, Romeo et Vlinder ne sont pas (encore ?) des amis proches. Et elle est sobre. Elle attend le serveur, et la pinte de bière qu’elle a commandée.

Elle attend et elle écoute, réagit un peu, observe beaucoup, pense trop. Son esprit ne veut pas lui laisser de répit. Comme la Feuforêve, sur laquelle elle a crié qu’elle voulait la paix, avant de partir sans elle. Fatiguée des remords, des souvenirs et des questionnements toujours en suspens.

That’s me in the corner
That’s me in the spotlight
Losing my religion

Et la musique en fond se mélange aux paroles de Vlinder, aux éclats de Romeo, et Violet se perd ailleurs. Ailleurs, où elle ne serait pas seule. Ailleurs, dans un autre temps, où son cœur ne battrait pas pour des fantômes et des chimères. Souvenirs fuyants, réalité agitée, elle se raccroche à l’histoire de Vlinder, sourit encore ; un peu trop, peut-être. Mais sa bonne humeur est contagieuse, ce sont comme les rires de Meredith : ça s’insinue dans les failles, ça les remplit, les comble, comme une rustine éphémère.

Et puis les verres arrivent, et pas besoin de mots pour savoir que finalement, chacun est là pour ça, et que les gens autour de la table sont là pour le principe, pour combler un peu plus, animer un peu plus, se donner l’impression de ne pas dériver un peu trop… Violet attrape son verre d’un geste encore sûr, le porte à ses lèvres comme un marin assoiffé. Quelques gorgées, avant qu’il ne retrouve la sécurité de la table, parce que Romeo s’installe à ses côtés sans précaution aucune. Il est vrai, elle ne parle pas beaucoup. Il faut d’abord éroder les murs, affaisser les barrières, décadenasser les portes ; c’est pour cela qu’ils sont là, ici. Elle hausse les épaules. Elle n’a pas grand chose à dire, rien d’intéressant, rien qui ne soit plus intéressant qu’eux.

À quoi on trinque, dites ? Oh, quelle impolie, elle a déjà commencé. Tant pis, ce n’est rien, et puis, comme ils sont partis… ils ne trinqueront pas qu’une fois.
« J’approuve, lâche-t-elle, à la vie et ceux qui la remplissent ! » Quelques gorgées de plus et déjà elle sent la différence, cette sensation tant recherchée, où la réalité se distend et les pensées s’amollissent, fondent, s’envolent. L’importance des choses devient toute relative, les mots, les rires, et les larmes aussi, viennent plus facilement.

Doucement, ses muscles se détendent un peu, la vigilance constante diminue, un peu comme une bougie en fin de vie ; avec douceur. La peau crispée sous la paume de Romeo accepte le contact, et Violet rit davantage, repoussant les larmes au fond de l’esprit. L’heure n’est pas aux tsunamis mais aux éclairs, à la lumière forte avant de retourner dans les ténèbres. L’heure est venue de célébrer les étincelles, de déployer les ailes, grand, haut et fort ; la chute, ce sera plus tard. Maintenant, c’est doux, maintenant, c’est léger, maintenant c’est comme être assis sur un petit nuage, dans une lumière claire mais pas aveuglante, entre les rires et les espoirs. Les verres qui s’entrechoquent, les promesses qui s’assemblent et s’envolent.

Elle n’est pas seule. Et ce soir, c’est peut-être tout ce qui compte.

I haven’t said enough
I thought that I heard you laughing
I thought that I heard you sing

« Et t’as pas eu peur ? » qu’elle relance à Vlinder, tirant encore un peu sur sa manche. Et pourtant, la présence si proche de Romeo ne la dérange pas. Sa chaleur ne l’étouffe pas, elle la rassure ; son souffle ne l’étourdit pas, il la porte. Il n’est pas de ceux qu’elle a envie de repousser. « Tu parles pas tant qu’ça non plus… » Ce sourire là est plus franc, plus complice ; ça l’amuse, de lui renvoyer la balle. Tout en restant de son côté. Bien à l’abri, encore. Les murs tanguent peut-être, mais ils sont encore debout.

Vlinder a raison. À quoi bon trinquer à quelque chose à laquelle on ne tient pas, que l’on n’estime même pas ? Mais il faut bien quelque chose, une excuse ; boire pour rien, ça fait mauvais genre. Il faut bien une raison, une raison pour leur présence, justement, pour leur rassemblement ; s’il n’y a plus aucun espoir, pourquoi seraient-ils encore là ? À la vie, peut-être, ou plutôt à celle qu’on n’arrive pas à fuir, celle qu’on assomme à coups de verres trop pleins, justement. Celle qu’on remplit de trop plein de gens pour essayer de se rapprocher d’un seul, ou de deux. Comme si leur présence était éternelle et que la soirée avait un quelconque avenir.

« Ouais, p’t’être. » Peut-être, que ça gâche l’histoire, ou peut-être pas, parce que ça y ajoute de la profondeur. Si tout réussit toujours au protagoniste, il n’y a rien d’intéressant à l’histoire. On s’ennuie vite. Et c’est vite assez peu crédible, aussi. « Sauf qu’on dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire. Si tout va trop bien, c’est soit chiant, soit trop peu crédible. »

Si Vlinder lui avait affirmé qu’elle s’était jetée au devant du Flambusard sans peur, Violet ne l’aurait pas crue. Et ça, ça aurait gâché l’histoire. « Pis on est qu’des humains, pas des héros. » Le regard sombre, Violet s’enfile de grandes gorgées de bière, si bien que lorsqu’elle repose son verre sur la table, sa pinte est déjà vide. Tant pis, elle en commandera une autre. La tête lui tourne un peu, elle a bu trop vite, mais elle s’en fiche ; c’est là tout l’intérêt. Léger trouble, à la sensation des lèvres sur sa peau, presque inaperçu dans l’ivresse de l’instant. Au fur et à mesure que Romeo s’éloigne, le haut de son corps commence à bouger, discrètement encore, au rythme de la musique. Mais lui aussi, il a une histoire à raconter, il commence par poser la scène, elle se redresse, cherchant l’attention à travers le brouillard de l’alcool.

Une tente, un lac, la nuit, une planche de ouija, et un groupe de paumés. Okay, elle a le décor. Visuellement, ça se dessine encore pas trop mal devant ses yeux, dans sa tête, et elle sent déjà qu’elle ne comprendra pas grand-chose à ce qui se passe dans cette histoire mais, hey, est-ce que c’est pas justement pour ne plus avoir besoin de comprendre qu’elle est là ?

« Et du coup, il s’passé quoi ? Ç’aurait été con de rien en faire, ‘ffectivement. »

Regard baladeur, sourire à Vlinder, parce qu’ils sont trois, et pas deux, et qu’au fond elle est contente de ni être seule, ni être seule avec l’un d’eux. Mais elle se dit qu’ils sont beaux, et puis, pourquoi elle, elle est en leur compagnie ? Qu’ont-ils bien pu trouver d’intéressant dans sa personne ?

Merci, à vous, de recommander à sa place. Pas envie de parler à un inconnu, un autre, étranger, qu’elle n’oserait même pas regarder ; déjà que parler, même à eux, n’est pas des plus simples. Heureusement il y a l’alcool, cette clé si simple qui déverrouille pourtant bien des cadenas. Pour elle, de la bière — elle n’est pas difficile — puis, pourquoi se ruiner quand pas grand chose suffit à vous faire tourner la tête ?

Après c’est à toi… Frisson léger, doigts colorés qui s’en retournent triturer les coutures élimées des manches ; furieuse et redoutable habitude que la peur, peur qui grimpe instantanément lorsqu’elle réalise, avant d’être engloutie par l’ivresse. Ça ne dure qu’un instant, une seconde à peine, stress éphémère et disparu aussitôt dans les affres de l’ivresse qui monte. Tout va bien ; aujourd’hui Peur est une étrangère que ses chers petits soldats ont repoussé avec efficacité. Elle n’est pas bienvenue, elle a perdu sa voix et ses murmures hypnotisants, et avec eux toute son emprise sur sa prisonnière.

Romeo reprend son récit, et son attention avec lui. Elle frissonne ; elle qui croit aux esprits et aux fantômes n’est pas particulièrement rassurée par cette histoire. Elle réveille en elle des doutes et des interrogations, déterre quelques incertitudes, et lorsque Romeo rit, Violet fixe le vague. Elle ne rit pas. Mais elle rougit, ensuite, comme si le simple fait qu’on ait retenu ce qu’elle avait dit et qu’on lui accorde du crédit était un compliment. Internationale, comme si elle avait une quelconque importance. Ses taches de rousseur se perdent dans des éclats carmins alors que ses prunelles cherchent celles de Romeo, pour protester, s’offusquer ; il poursuit et cette fois elle rit en chœur, à leur lâcheté, ou plutôt à leur humanité.

Le brouhaha de la salle et son atmosphère — une chaleur un peu trop fumeuse, humide, presque étouffante — commence doucement à l’oppresser. Il y a du bruit, des gens, des odeurs et une saturation constante ; la deuxième pinte est presque salvatrice. On trinque à rien. À rien, parce qu’au fond il n’y a rien qui en vaille vraiment la peine. Sourire d’acquiescement, accord confus mais sincère. La bière, fraîche, à peine amère, lui sert à étourdir l’étourdissement.

« J’suis pour. »

Elle a encore une pensée qui espère qu’elle ne sera pas ridicule mais qu’est-ce que ces gens, qu’est-ce que cet endroit ? Qui dit seulement qu’elle y reviendra un jour ? Peut-être simplement qu’elle aura oublié y être venue et le ridicule n’existera pas. Elle réfléchit, le regard perdu par-delà la table, à ce qu’elle pourrait bien raconter. Elle n’a pas leur aisance ni leurs mensonges, sa vie n’a rien de trépidant ni d’extraordinaire. Elle n’a pas d’histoire, à peine des anecdotes, et celles qui lui viennent en tête sont glauques à souhait. Mais ça ne la concerne même pas. Ce ne sont pas ses histoires, ce n’est pas sa vie, seulement des fragments d’autres auxquels elle a assisté par hasard.

« J’ai pas votre courage, même que j’me suis jamais retrouvée dans le genre de situations qu’vous dites… J’aurais jamais osé commencer c’truc de ouija. Du coup j’sais pas quoi vous raconter. »

Il y aurait bien ses peurs ou ses douleurs, mais elle ne les connaît pas assez ; ses émois et ses troubles, mais ils seraient probablement trop concernés ; ses fuites et ses hontes, mais elle préfère encore les taire. Elle est fatiguée, l’esprit embrouillé, et son esprit ne veut pas lui donner d’anecdote croustillante qui pourrait être racontée.

« Même mes anecdotes sont pas oufs ‘fin c’est surtout énervant ou horrible, paske les gens sont cons. Ou juste chelous. AH si il y a un type une fois qui s’énervait parce qu’il pouvait pas rentrer avec son Pachyradjah genre… Ou le type qui était carrément v’nu avec des bijoux méga chers pour “séduire” (elle imite les guillemets avec ses doigts) une collègue alors que ça sortait de nulle part. Ouais nan, c’tait creepy aussi, ça. » Elle reprend une gorgée, leur jette un regard d’excuse. « J’suis pas très douée pour raconter des trucs, pardon. »

Violet ne prend pas spécialement plaisir à danser, généralement, et pourtant maintenant elle a hâte que ce moment arrive. Elle a la sensation qu’elle n’est pas capable d’effectuer la tâche pourtant simple qu’on lui a assignée, qu’elle n’est plus à sa place, qu’elle ne sera jamais comme eux — capable de parler longuement, discuter, raconter des histoires intéressantes. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, mais est-ce que les gens blasés, isolés, anxieux et presque misanthropes en ont une ?

Excuses à bout de bras parce que c’est tout ce qu’elle sait donner en rafales ; s’excuser d’être là, de prendre un peu de place, qu’on la voie, qu’on l’entende et que son existence soit palpable. C’est une habitude, presque un réflexe, et pourtant elle ne sait pas répondre à Romeo. Pourquoi tu t’excuses ? Parce que c’est simple, peut-être, comme un bouclier qu’on brandit avant même de savoir si on va se faire frapper ou non. Ou parce qu’on lui a trop répété de dégager, de se taire, ou qu’elle n’en valait pas la peine.

Qui sait d’où viennent vraiment ces réflexes, ces mots si bien ancrés dans l’être qu’on dirait comme des tatouages sous la peau ? On ne sait plus, à force, ça vient de partout et de nulle part, de l’existence construite en vrac sur les cendres d’une enfance un peu cabossée.

Violet ne sait pas comment réagir — c’est comme… beau et doux, et ça reste coincée dans sa gorge. Non c’est faux, et je le sais, et c’est gentil d’essayer mais je sais que c’est faux… Oh et puis zut, au diable la Peur, au diable cette geôlière immatérielle — quelques gorgées de plus dans le gosier pour assommer les pensées. Les mots ne sortent toujours pas, mais elle sourit, et ce sourire là est mille fois plus sincère que celui qu’elle présente aux clients.

« Yes ! »

Distraction bienvenue que la piste de danse ; maintenant qu’elle ne sait plus quoi dire ni où poser les yeux sinon dans son verre ou sur ses doigts qui pianotent contre les manches. Alors elle finit son verre — cul sec. Ça danse un peu devant les yeux, quelques secondes, mais elle considère son esprit clair et elle n’a pas de mal à se lever. Alors elle les suit, comme un fantôme, une ombre. Elle tente de bouger en rythme en les imitant, difficilement. Elle n’a jamais été douée pour ça, comme si les membres répondaient mal à ses injonctions, mais elle a assez bu pour l’oublier. Assez bu pour cesser de penser qu’elle est ridicule, fermer les yeux, écouter la musique et se laisser aller.

L’éclat de voix de Romeo la rappelle, et les paupières se rouvrent sur son visage amusé. Il tient une tranche de citron entre les dents, attend que l’une d’elles réponde à la proposition. Ce n’est pas que ce n’est pas tentant mais… le citron, très peu pour elle. Acide, plus acide que la vie qui corrompt — trop pour se laisser tenter à ce petit jeu. Mais Vlinder, elle, n’a jamais de barrières que ce que son corps ne peut plus supporter — et encore.

Violet est spectatrice, encore — toujours spectatrice, comme hors de cette tragicomédie qui se jouerait devant ses yeux sans qu’elle n’y soit jamais. Ou ne serait-elle qu’une mauvaise actrice, perdue sur un coin de scène, attendant désespérément qu’on lui souffle son texte ? Mais il n’y a pas de scripts, pas de paroles ni de didascalies ; il n’y a que le chaos de l’improvisation humaine. Toujours imprévisibles et jamais rassurants. Peut-être qu’il suffirait d’être imprévisible, elle aussi — de faire ce que personne n’attend d’elle, comme quitter Anthos brusquement à dix-huit ans pour s’en aller là où elle n’est personne.

Et puis elle les regarde, et peut-être qu’elle peut recommencer à être quelqu’un ici ; ce serait trop bête de ne pas essayer, quitte à échouer encore. Elle s’approche et elle prend une main à chacun, pour les ramener sur la piste ; pour tournoyer encore un peu, ensemble, avant que le gouffre ne les entraîne dans les ténèbres.

Alcool trouble dans les veines, Violet valse aux côtés de ses deux amis — amis, vraiment ? lui susurre Anxiété, les bras passés autour de sa taille, le corps ondulant en rythme avec eux. Elle non plus, elle ne la lâchera pas (elle tremble), elle ne la laissera pas s'enfuir (par peur que plus personne ne l'écoute). Invisible, personne ne la voit, personne ne sent son souffle glacial et ses aboiements de ponchien battu, mais elle est bien là — auprès de celle qui l'écoute encore. Le regard de Violet se voile un instant, tandis que son cœur s'accélère, à l'unisson avec celui de sa cavalière de toujours ; elle tremble, elle pleure, elle veut crier, petit enfant effrayé. Mais Violet la repousse — ce soir, elle ne veut plus l'entendre geindre. Les cris et les avertissements sont trop fréquents, Violet ne veut plus écouter ni prendre le temps, alors Anxiété se débat, une fois de plus. Ses bras tremblants s'agrippent, son regard mouillé supplie, ses pieds hésitants s'emmêlent et sa tête se penche vers le sol — on va la voir la regarder la juger la détester la fuir la haïr et, pire, on va vouloir la tuer. Elle hurle encore que Violet se trompe, elle crie qu'il y a danger, elle hurle au loup comme si la Mort apparaissait dans l'embrasure de la porte ; mais cette fois Violet se bouche les oreilles et tournoie, elle oublie, elle danse et elle laisse l'alcool et le bruit l'étourdir. Elle veut juste que pour une fois, quelques heures ce soir, Anxiété aille voir ailleurs — une autre victime à effrayer de ses mensonges au goût de trop vrai.

Alors Anxiété, repoussée et ignorée, finit par lâcher prise. Chassée de la piste de danse, chassée du bar, elle recule jusqu'à la porte, mais elle attend là, dehors. Elle sait que Violet retombera dans ses bras sitôt qu'elle aura quitté la chaleur de l'endroit et ces deux-là qui veulent être ses amis. Anxiété sera toujours là, même si elle tremble tout autant, elle sera là pour l'épauler, la récupérer, l'accompagner et l'avertir de la multitude de dangers qui menacent la rouquine. Parce que Violet a besoin d'elle, au fond, elle le sait, elle le sent. Et elle n'est pas rancunière, Anxiété. Elle sera toujours là.

Comme libérée d'un poids oppressant — de grands bras qui lui étreignaient l'estomac —, Violet se trémousse plus librement. Sa tête est vide, vide de toute préoccupation et de toute incertitude. Elle ne fait que danser, elle ne pense plus aux inconnus, elle ne pense plus au chemin du retour ni au lendemain qui aiguise déjà ses griffes. Elle ne pense plus ; elle bouge simplement au rythme des bras qui l'entraînent et des pieds qui dessinent au sol des motifs compliqués. Elle sourit, doucement apaisée, un peu perdue aussi, comme un naufragé qui découvrirait des rives inconnues. Mais elle est en sécurité, maintenant, car la mer et les abysses ne l'engloutiront pas : il y a la terre et ces quatre bras qui la retiennent là où l'oxygène peut circuler librement dans son corps. Grisée, elle bouge, danse de façon quelque peu désarticulée, mais elle ne parle pas. Pas encore.

« Comment on danse un slow quand on est trois ?
— No idea. »

Mais qu'importe, quand la piste leur ouvrait les bras ; qu'importe quand plus rien n'entravait les désirs et les idées lancées à la va-vite. Et Romeo improvise une rapide révérence, et Violet rit — sans aucune volonté de se moquer de lui, cependant — alors que ses pommettes se colorent davantage. Lui a-t-on déjà fait cet honneur un jour ? Dans ses souvenirs, par flashs, il n'y a qu'une enfant seule sur un banc, à l'écart de ceux qui dansent, de ceux qui s'amusent, de ceux qui rient, de ceux qui s'aiment ; et surtout rien qui ne ressemble à ça. Et le temps qui s'écoule, jusqu'à ce que tant pis et qu'elle aille s'étourdir sous les néons d'une boîte de nuit, sans cavalier pour ramasser les lambeaux lorsque la nuit s'est rendormie.

« Mais bien sûr », qu'elle répond, et les bras de Romeo se glissent d'un côté et de l'autre, et les pieds se mélangent dans un concert peu accordé. Mais rien n'a rien d'importance — qui se souviendra demain matin de l'histoire de Romeo, Vlinder et Violet entrés dans un bar ? Rien n'a d'importance si ce n'est les rires arrachés aux pleurs et les étincelles de joie enlevées à la tristesse. Rien n'a d'importance si ce n'est quelques heures de répit, quelques heures de paix, quelques heures de trop, de tout et de rien, quelques heures en suspens, ailleurs, où les lois du monde ne semblent pas exister. Il n'y a plus que les intuitions, les sensations ; un bien avant un pire, parce que ce genre de bonheur arraché à pleine dents à des gardiennes qui refusent de vous l'accorder a forcément une contrepartie.

Après l'euphorie il y aura la loterie — celle des effets indésirables. Mais la roulette n'a pas commencé à tourner : il reste quelques heures, des pas de danse et des rires à s'en tordre le ventre, peut-être quelques verres, aussi.

« Pardon, j'sais déjà pas danser ça à deux ! »

Et Violet s'excuse d'un pied écrasé, écorché, d'un bras mal posé, des gestes un peu trop désordonnés, mais il n'y a ni tristesse ni remords, plus que les éclats de rire qui sonnent un peu trop fort.

Ce soir-là, c’est l’histoire de Romeo, Violet et Vlinder dans un bar, et ça ne pouvait pas finir dans les rires et la joie. Ça ne pouvait que déraper, parce qu’ils ne sont que des bateaux ivres sur une mer agitée.

Mais ça commence par des rires — des rires pour remplir les vides des cœurs épuisés. Des rires qui se mélangent et recouvrent les erreurs, les pieds mélangés, les bras mal accordés. Des rires qui font comme si rien n’avait d’importance, comme si aucun de leurs démons ne les attendaient sur le pas de la porte.
Comme si demain n’arriverait jamais.

Demain arrivera forcément.
Et ça commence par le verre de trop, celui que l’habitude lui a enjoint d’éviter, parce que t’as beau boire comme un trou, tu tiens putain de pas l’alcool. Celui que Violet a regardé couler dans leurs gosiers avides ; celui qui fait un peu plus tituber, celui qui trouble un peu plus le regard, perturbe les gestes, brouille les paroles. Elle ne l’avait pas vu venir.
Elle aurait cru la mer trop pleine pour qu’un verre de plus la fasse déborder.

C’est qu’une bravade, un cri dans la nuit, un peu trop fort, un peu trop flou — fou ? C’est que quelques mots, une Vlinder un peu trop provocatrice aux mots trop peu innocents, qui hérissent et frémissent ; c’est que quelques mots de braises que Romeo tente de calmer, un peu. Doucement. Mais peut-il encore tenir la barre, lui aussi ? Bateau ivre, tanguant sur des vagues de lumières ; et tous, tous ivre de la proue à la queue, du capitaine aux matelots.

Violet ne sait plus ce qu’elle ressent, et c’est perturbant, déroutant, imprécis. Et puis elle se rappelle qu’elle l’a voulu, qu’elle a balancé l’anesthésie sous éthanol sans se poser de question, et puis, quand même, qu’en penser ? L’esprit flotte et la danse s’estompe, comme si elle n’avait plus de raison d’être. Les basses jouent un peu fort, la tête grogne, les gestes basculent et elle ne sait plus pourquoi elle est là. Mais elle ne lâchera pas la barre. Quelque part, même s’il faut braver la tempête, ils retrouveront le port.

« Si t’as chaud, on peut aller prendre l’air. »

Elle ne dit pas non, et Romeo renchérit, et c’en est presque drôle ; c’est juste eux, une fois de plus, et qu’est-ce qu’on s’en fout des gens, bordel. Violet sourit, puis grimace. Le défi n’a rien de plaisant ou de facile, c’est juste une anesthésie de plus et puis- Mais il faut suivre, jamais lâcher la route — parce que sinon tu finiras toute seule, encore.

« Go. Pis on sort pour souffler. »

Elle sent le regard du barman sur eux, sur elles, surtout ; ce regard de travers qui sent qu’il y a quelque chose qui cloche et qu’il va peut-être devoir les tenir à l’œil s’il ne veut pas voir la décoration de son établissement refaite, et le sol un peu trop collant. Mais il tend les verres d’eau, pleins, bourrés de glaçons, et Violet boit sans se soucier de rien, d’un coup, comme si elle n’avait pas bu depuis trois jours. Elle a relevé ses manches par praticité, parce que maintenant elle s’en fout, et des gouttes d’eau coulent sur son menton, dans son cou, et c’est froid, mais ça fait du bien.

Ça fait du bien parce que si on la regarde, elle ne voit rien.
Ça fait du bien parce que plus personne ne hurle entre ses tempes.

Et puis elle tousse, suffoque, parce qu’elle a raté son coup, qu’il reste un glaçon trop gros et que l’eau voulait choisir le mauvais chemin. Un juron, « P’tain », et elle se retient sur le bar ; mais elle se reprend vite, et c’est le défi qui brille dans ses prunelles, qui les fixe. Ils feront mieux qu’elle, sûrement, et qu’importe — elle veut juste les voir galérer à leur tour.
Elle se sent, brusquement, terriblement trop loin d'eux ; pourtant elle reste là, elle les regarde, elle regarde Romeo et elle a envie de rire de ce défi débile. Puis, plus tard, elle le remerciera ; parce qu’il était pourtant tellement plus facile de se laisser sombrer.