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“ Ne t’éloigne pas trop, Milo ! ”

“ Tu n’as rien oublié ? ”

“ Fais attention à toi ! ”

Ces mots, tu les avais entendus maintes et maintes fois. Et pourtant, ça ne changeait rien à ta malchance habituelle. On avait beau te prévenir, te mettre en garde, tu finissais toujours par te retrouver dans les situations les plus étranges, et ce, depuis ta plus tendre enfance. Pourtant, tu faisais attention ! Habitué, tu essayais de devancer ton infortune par divers moyens, mais ils s’avéraient tous plus inutiles les uns des autres. C’était ainsi. Mais ce n’était pas pour autant qu’il fallait se morfondre ! Au contraire, ces malheurs constants te forçaient à te concentrer sur les petits détails de la vie, ceux que personne ne voit - et à apprécier chaque moment, à trouver le bon dans le mauvais. Au final, ta malédiction était un peu une bénédiction - tu voyais le monde autrement. Là où tous le voyaient cruel et dangereux, toi, tu le voyais beau et intéressant. Tu pensais même que c’étaient les autres qui étaient en tort, qui étaient aveugles à la beauté du monde, à toujours y trouver les mauvais côtés. Toi, tu te disais que tu avais la chance de juste exister dans ce monde, de vivre, respirer, être entouré - expérimenter une vie entière. Tous ceux qui ne sont jamais nés n’auront jamais cette chance, et c’est triste. Ainsi que tous ceux qui sont partis trop tôt, ou partis tout court, et ceux qui sont seuls en ce monde. Tu te disais qu’il fallait chérir la vie en leurs noms, peu importe les circonstances - et ainsi, malgré ta malchance, tu continuais de sourire.

Tu es né d’un père pêcheur et d’une mère travaillant aux serres. Leurs métiers n’étaient pas des plus dangereux, mais ils connaissaient les risques et avaient essayé de t’y habituer dès ton plus jeune âge, en vain - c’est comme si tu attirais le malheur à toi. Il était ton ombre, celle qui te colle aux pieds et te suit, peu importe où tu vas - mais il est aussi celui qui ne te laisse jamais seul. En soi, il est un peu comme ton ami imaginaire. Tu sais que tu ne vas jamais t’ennuyer, car il sera toujours là.

Cependant, l’infortune est possessive. À force de malchance et de maladresse, tu étais isolé des autres. Après tout, qui voudrait de quelqu’un qui porte malheur en continu ?

“ Vous approchez pas d’Milo, il porte la poisse ! ”

“ Oh non, j’suis en groupe avec Milo ! ”

“ Ahh dégages, tu vas m’passer ton truc là ! ”

Les mots faisaient mal, ils venaient de ceux que tu pensais amis. De camarades qui te souriaient, parfois, mais qui au final faisaient tout pour t’éviter. Tu ne leur en voulais pas - ils n’avaient pas tort. Toi non plus, tu ne voulais pas les soumettre à ta condition.
Ils parlaient dans ton dos, riaient, et ton innocence pensait que c’est parce que tu étais drôle, à te prendre les bureaux, à trébucher sur le sol, à être le premier à en rire. Mais non. Ils riaient de toi. Ils se moquaient entre eux.

“ T’imagines, être ami avec Milo ? ”

“ Brrr ! Tu fais comment pour vivre ? ”

“ Faut être suicidaire pour traîner avec lui ! ”

Éventuellement, tu avais cessé de les écouter. Tu savais qu’ils avaient raison, au fond, mais il ne fallait pas se gâcher la vie pour les mots blessants qu’ils crachaient. Peut-être étaient-ils tout simplement jaloux de ton regard sur le monde, ou que leurs mots étaient la seule façon pour eux de relâcher une pression autre. Tu ne leur en voulais pas, car tu ne connaissais pas leur histoire.

En général, les brimades s’arrêtaient aux mots - les autres essayant de ne pas s’approcher de toi. Mais il arrivait, dans les cours en général, qu'on te mette en groupe avec les autres, et que vous soyez obligés de travailler ensemble. Dans cette figure de cas, il était déjà arrivé que les gestes dépassent les mots - parce que tu ne faisais pas attention, parce que tu gâchais tout, parce que c'était ta faute - tout était ta faute, toujours, tout le temps. Pourquoi étais-tu né ?

C'était douloureux, autant physiquement que moralement. Mais tu le méritais, quelque part. Toi aussi, tu en venais à penser que tout était ta faute, même les choses auxquelles tu ne touchais pas. Alors, tu acceptais. Tu acceptais ta punition. Mais jamais, jamais, tu n'avais remis en question ton existence, contrairement à eux. Car tu savais que tu méritais de vivre - tout le monde le mérite. Ta vie était tout simplement différente des autres.

Dans ces moments-là, il était toujours présent. Reznik, ton ami d'enfance, celui qui ne t'a jamais trahi, celui qui a toujours pris ta défense. Porte-malheur ou non, ça ne l'a jamais empêché de traîner avec toi.
Tu avais quatre ou cinq ans lorsque tu l’as rencontré en jouant dehors, jeune et innocent. Par un coup du sort, tu t'étais retrouvé coincé dans l'enclos d'élevage de mammochons de sa famille, et bien que tu trouves les Pokémon intéressants, être bloqué et entouré de Pokémon géants fait toujours peur. Aussi tétanisé que les gros mammouths non habitués à voir de nouvelles têtes, tu avais appelé à l'aide en pleurs, pensant que ton heure était venue. Passant par là, il était arrivé et t'avais sauvé. Après ça, vous ne vous êtes plus vraiment lâchés. Il était le seul à t'accepter comme tu étais, à te tendre la main lorsque tu tombais, à sécher tes rares larmes lorsque tu pleurais, à soigner tes plaies lorsque tu te blessais. Reznik ne se souciait pas que tu puisses porter malheur ou non. Reznik te voyait toi, tout simplement, et te défendait lorsque les autres crachaient sur ton dos. Et ça te suffisait. Pourquoi te soucier des autres, alors que Reznik était là ? C'est aussi ce qui t'aidait à tenir, à te dire que ta vie n'était pas inutile. Tu avais beau n'avoir qu'un ami, il était véritable. Tu n'avais pas besoin de plus.

Avoir un ami comme Reznik, c’est peut-être aussi ce qui t’a aidé à être dépendant et imprudent. Après tout, tu t’es toujours laissé un peu guider par ta curiosité, par ton appel à l’aventure, sans vraiment te soucier de ce qu’il va t’arriver. Tu sais qu’il va t’arriver quelque chose de toute façon - alors, tu fais le minimum pour prévoir, mais tu n’es pas devin. Et tu ne vas pas t’empêcher de vivre non plus. Reznik est là pour te ramasser, dans le pire des cas.
Tu ne le dis pas, mais Reznik est beaucoup plus qu’un ami pour toi. Une lumière, une étoile, un modèle. Il y a tellement de choses que tu vois en lui, tellement de choses que tu aimerais lui dire - mais que tu tais au fond de toi, car la seule chose qui te terrifie dans ce monde, c’est que l’infortune vienne te l’enlever, lui aussi. Alors, tu te contentais du titre de meilleur ami - ça te suffisais, tu ne pouvais pas demander mieux.

On le répète, mais tu a toujours été curieux, aventureux. Tu as toujours eu goût en les histoires, les mystères, les légendes et ces créatures magiques que sont les Pokémon. Le soir, pour t’endormir, tu aimais lires les mythes sur les Pokémons de ton île ou de la région de Lentis, ça te faisait rêver. Tu savais ça impossible, mais tu aimais imaginer qu’un jour ton accumulation de karma négatif s’équilibrerait, et que tu arriverais peut-être à déceler les secrets d’une légende, que tu pourrais assister à quelque chose de spécial de tes propres yeux. C’était bête, stupide, inconcevable - mais c’était ton petit rêve intime. Alors, depuis que tu étais petit, tu ramassais un peu tout ce que tu trouvais. Une pierre à forme étrange ? Un bout de bois brulé ? Une roche polie par l’eau ? Une mue de Pokémon ? Une feuille congelée ? C’étaient probablement juste des ordures pour certains, mais toi, tu imaginais ta propre histoire à propos de ces objets. Ils étaient tes petits trésors.
C’est pour ça qu’un jour, alors que tu te baladais avec tes parents et que ta malédiction te fis trébucher sur une pierre mystérieuse, tes yeux s’illuminèrent. Certes, tu venais de te ramasser au sol, et même si tu as l’habitude, c’est douloureux. Mais tu avais six ans, et devant toi se trouvait une étrange pierre avec un visage. Oui oui, un visage… Enfin, plutôt, des creux qui faisaient penser à un visage. Elle était mignonne, cette pierre, mais t’avais l’impression qu’elle pleurait, et ça te rendait triste.  Les creux étaient vraiment visibles et nets, tu n’avais pas l’impression que c’était dû à l’érosion, mais c’était aussi trop parfait pour avoir été fait par l’homme. Était-ce là ta première découverte mystique ? La première d’une longue lignée ? Avais-tu trouvé une relique ancienne, qui te lierait à une légende, ou découvrirais-tu une nouvelle histoire à raconter ? Tu ne savais pas, tu ne savais pas ce que cette pierre signifiait, mais les théories et les scénarios se bousculaient dans ta tête, si bien que tu avais insisté pour la ramener chez toi. Et puis, tu avais trébuché dessus, c’était un signe ! (Même si, en vérité, si tu devais ramasser chaque pierre sur laquelle tu trébuchais, tu pourrais tenir un musée).

Le problème était que la pierre était… Très lourde. Tu ne pouvais même pas la faire bouger d’un pouce avec tes petits bras, même tes parents avaient du mal. Pourtant, elle n’était pas si grosse que ça - ce qui te confirmait que cette pierre était spéciale ! Tu ne pouvais plus te passer de cette pierre maintenant, peu importe la manière, il fallait que tu la ramènes chez toi. Et tu ne sais pas si c’est parce que tes parents avaient pitié ou si c’était parce que tu faisais rarement de caprices, mais ils avaient accepté de revenir avec de quoi transporter l’étrange pierre. Tu avais alors pu la ramener chez toi, et c’était ton nouveau petit trésor, tu avais même appelé Reznik pour lui montrer ton nouvel artefact, celui dont tu étais sûr qu’il renfermait un secret cette fois.

Cette pierre, c’était un peu ton deuxième meilleur ami. Exposée sur un joli meuble, tu lui disais bonjour tous les matins, tu lui disais qu’un jour, vous découvririez des mystères ensembles, tu l’astiquais pour qu’elle ne prenne pas la poussière, tu lui racontais tes journées, tes doutes, tes sentiments, tes secrets, tes peurs. Car oui, c’est peu après l’avoir récupérée que tu as commencé à faire beaucoup de cauchemars - selon toi, c’est à cause des légendes que tu lisais, et parce qu’une fois, tu es passé dans le salon lorsqu’il y avait un film d’horreur à la télé. Depuis, tu voyais toutes les nuits un visage terrifiant t’observer dans ta chambre, un esprit maléfique venu te hanter. Mais tu avais tes peluches. Tu avais ta pierre magique. Alors, tu fermais les yeux, tu te cachais sous tes couettes, et tu finissais par t’endormir. Mais tu finissais par croire que quelque chose était hanté dans ta chambre, car plusieurs fois, tu retrouvais ta pierre légèrement bougée sur ton petit meuble. Parfois, c’était juste d’autres objets que tu ne retrouvais plus, ou qui changeaient de place… Mais bon, connaissant ta maladresse, ça pouvait tout simplement être toi qui ne le rangeait pas au bon endroit et qui oubliait.

Tu n’eus pas de réponse claire avant tes 23 ans. Et oui, 17 ans passés dans l’ignorance. Dix-sept ans à grandir avec cette boule au ventre, avec cette veilleuse obligatoire dans ta chambre pour y voir clairement et oublier les démons qui y habitent.
Dix-sept ans à n’avoir pour seul ami Reznik, et une pierre magique qui n’était probablement qu’une vulgaire pierre, et qui t’attirait les moqueries. Tant pis, c’était le problème des autres - ils riront bien quand tu ouvriras la porte d’une grotte secrète grâce à cet artéfact mystique.
C’était aussi dix-sept ans à grandir avec ta malédiction, à apprendre à vivre avec, à essayer de voir le bon côté des choses. Dix-sept ans à vivre isolé, dix-sept ans à vivre avec des constants rappels, des mises en gardes, des interdictions de s’éloigner. Dix-sept ans à chercher ta voie, sans savoir ce qui te correspond. À vouloir voyager, découvrir, apprendre, mais à être contraint à ne pas bouger, car le malheur s’abat peu importe où tu poses le pied. C’est long, parfois, de trouver ce qui nous convient, de trouver la raison pour laquelle on foule ces terres - et tu n’avais même pas la chance d’aller explorer les possibilités s’offrant à toi.
Aux alentours de tes 23 ans, donc, tu te fis un nouvel ami - Eylian - qui faisait le tour de Lentis, et passait sur Adamantia à ce moment-là. Vous êtes devenus proche, et il était avec Reznik le seul qui t’acceptait malgré ta malédiction. Il comprenait ton intérêt et ta curiosité pour les Pokémons, et était tout aussi passionné que toi. Tu lui parlais constamment des légendes de Lentis et d’Adamantia en particulier, et tu avais fini par lui montrer ta pierre mystique, ton trésor, lui demandant ses théories sur ce qu’elle pouvait renfermer.
Et là, il t’avait dit que c’était un Pokémon. Tu pensais qu’il te faisait une blague, ou qu’il t’énonçait une théorie un peu farfelue - mais comme pour répondre à son affirmation, le visage de tes cauchemars était soudainement apparu, te faisant bondir de terreur avant que tu n’ailles te cacher derrière ton ami. Mais après quelques minutes à trembler, tu avais fini par réaliser que ce n’était pas un esprit maléfique, mais bel et bien un Pokémon, comme ton ami te l’avait dit. Il semblait même triste que tu aies peur de lui, comme si on l’avait fui toute sa vie, comme s’il avait toujours été isolé, comme toi. Alors, prenant ton courage à deux mains, tu t’étais lentement approché pour lui tapoter la… tête ? Enfin, la pierre quoi. Ce qui avait l’air de lui plaire. Tu avais alors souri - après tout, cela faisait… dix-sept ans, qu’il veillait sur toi sans jamais t’avoir attaqué ni blessé. Dix-sept ans qu’il écoutait tes journées, que tu lui confiais tout, et que tu lui apportais toute l’attention du monde. Certes, tu ne connaissais rien de lui, mais il connaissait tout de toi. Et c’était la meilleure excuse pour enfin partir à l’aventure, non ? Ainsi, tu pourrais également apprendre à le connaître, et vivre tes rêves de voyage.
Ensembles, côte à côtes - humain et Pokémon que tout sépare, et pourtant, qui sont semblables en tous points.