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Soleil de plomb - les vagues, sous le balcon de la grande pièce aménagée, luisent de mille reflets au ballet hypnotisant. Les degrés n'ont eu de cesse de grimper, sur l'île paradis, ces derniers jours - comme grimpait la tension dans les rues, comme enflait l'inquiétude parmi les Lentois. La brise iodée apporte avec elle l'humidité désagréable qui fait coller les vêtements sur les peaux perlées de sueur et les terrasses débordent de foules en quête d'ombre et de boissons fraîches tout autour de la place Kole Bayr, aménagée pour l'occasion. L'écran géant trône au centre de l'esplanade, tous les câbles perchés dans les hauteurs dans la crainte de la marée qui débordent déjà, là-bas, sur le bord de la place - les locaux ont ôté leurs chaussures pour traverser, les enfants jouent pieds nus dans l'écume qui mousse sur les pavés.
Le ciel est bleu, les Goélise crient ou chantent, dans le lointain, qui sait, c'est du pareil au même - c'est une belle journée pour un monde au bord du vide.

Alice de Fiercastel, installée à la longue table sur laquelle on a déposé thés et petits entremets, au nom d'une habitude ou d'une tradition presque risible, n'aperçoit des beautés du monde qu'un mélange trouble d'ombres et de lumières, de clairs-obscurs informes mais familiers.
Le bruit de pas venus du couloir et de la porte qui s'ouvre ne la font pas frémir - elle reconnaît ceux qui viennent d'entrer avant même d'avoir entendu le son de leur voix. « Alice, » la salue Moira, ponctuant son nom d'un hochement de tête que l'intéressée ne voit pas. « Bonjour, » lance à son tour Oscar d’une voix posée. Dirigeante et représentant s'installent, le regard de l'Adamantoise effleure les sachets de thé disposés dans une petite panière en osier qui fait office de centre de table, mais l'idée même d'avaler quoique ce soit, alors que le noeud qui lui tord l'estomac n'a jamais été plus serré, lui donne une nausée telle qu'elle préfère détourner les yeux.

Les regards se lèvent lorsqu'un pas lourd d'une assurance inégalée, reconnaissable entre mille, traverse le couloir. La silhouette de Teobald se dessine dans l'embrasure de la porte, et il balaie la pièce d'un regard sceptique, le sourcil haussé. « Même à domicile, le bronzé s'acharne à être en r'tard, eh ? Bientôt, on pourra aussi ôter sa chaise à lui. » Paupières plissées, œillade de côté - cinq chaises, en effet ; en ajouter une sixième à leur table avait été une erreur,

(ou peut-être était-ce de ne l'avoir jamais mise avant d'y être forcés).

« Voyons, Teobald, ne dénigre pas l'hospitalité de notre hôte… Prends donc un peu de thé pour patienter, tu veux ? » Le sourire en coin du dirigeant Haptais frémit, et il hausse les épaules avant de s'installer en face d'elle et d'Alice, la posture si nonchalante que personne, ici, ne s'étonnerait s'il décidait de croiser les chevilles sur la table.
Le bruit des vagues, en bas, aurait dû être apaisant - mais il règne, dans l'air et le silence qui s'étire dans la pièce, comme une tension étrange, oppressante, lourde d'une angoisse que les mots taisent mais que le balancement d'une chaise, le tapotement des ongles ou le clic persistant d'un stylo trahissent plus sûrement que n'importe quel aveu.

(C'est comme rejouer une scène qu'on connaît par cœur tout en craignait d'oublier son texte ; c'est comme porter le poids du monde et de demain sur les épaules.)

Un coup d'œil en direction d'une montre - midi est à peine passé et, si Aina-Kea demeure fidèle à ses éternelles dix-sept minutes de retard, alors al ne- (Des pas, encore), et les yeux se lèvent et le prénom d'Aina-Kea s'apprête déjà à franchir les lèvres mais
(des traits plus fins)
(un regard plus jeune)
(une silhouette plus fine)
(des cheveux moins peroxydés)
le silence accueille le retardataire qui, sitôt le palier franchi, s'empresse de se présenter.

« Bonjour. Mon nom est Teanua’nua Tumahai et je représente Kopadia aujourd’hui. » Les prunelles, curieuses et inquiètes, le détaillent et puis échangent des œillades perplexes. Un sourire, qui se veut positif et rassurant, se dessine sur ses lèvres, malgré l’interrogation dans le regard des autres dirigeants. « Je sais que je ne suis pas cellui que vous attendiez, et je serais déçu aussi, à votre place. Mais quand même, faites pas cette tête, vous n’y perdez pas tellement au change, si ? »
Il n’y a que le silence, toujours, pour lui répondre.

« Okay, je note que vous n’avez pas d’humour. Ahem, bon », fait-il avec un air franchement plus sérieux. « Aina-Kea a encaissé l’attaque bien plus violemment que vous tous·tes. » L’humour est bien loin. Le ton est bien plus dur, presque parsemé de reproches à l’attention des dirigeants alors présents avec Aina-Kea lors du dernier Solem. Ils accusent le coup sans ciller - comme si la foudre ne s'apprêtait pas à frapper au milieu d'eux. « Et al est toujours… dans le coma. » Silence, encore, toujours - qu'y aurait-il à dire, de toute façon ? La détonation résonne comme à des années-lumières d'eux. « C’est pourquoi le conseil m’a désigné pour lia remplacer mais, croyez-moi, j’étais le premier à souhaiter que cela n’arrive que dans de très longues années. Aina-Kea est comme ma·on adelphe, même si nous ne partageons aucun lien de sang. »

Teanua’nua se mord légèrement la lèvre, le regard voilé de tristesse. « Je voudrais ajouter, car je lis dans vos regards de la méfiance et du mépris, que j’ai été formé à assumer ce rôle. Quand bien même vous jugez ma jeunesse, je ne suis pas là par hasard. »
(Il lui reste pourtant beaucoup à apprendre. Cela n’aurait jamais dû arriver si tôt. Si seulement Aina-Kea était encore là…)

Il soutient les regards, qui le jaugent, (le jugent ?), les observe tour à tour sans se défiler tandis qu'ils cherchent les mots qu'il faudrait dire - saluer, s'excuser, interroger - mais tout s'emmêle et les images s'imposent - celles qui restent et qui persistent de ce jour-là, de la poussière, des cendres, des cris, du sang, des batailles et des évacuations, des Lentois qui mourraient à leurs pieds tandis qu'ils s'extirpaient des décombres et qu'un seul manquait à l'appel, trouvé plus tard et transporté dans un état critique.
Certains, certaines d'entre eux l'ont visité, quelquefois, jusqu'à ce qu'on leur refuse de le voir - le secret bien gardé et des nouvelles trop nébuleuses pour rassurer.

(Ce que Teanua'nua vient de leur dire, ne le savaient-ils pas déjà, au fond, sans vouloir se l'avouer ?)
Le monde a basculé - et l'absence d'Aina-Kea, à leur table à laquelle le Kopédien s'installe, empruntant la place de son prédécesseur, devrait faire trembler Lentis toute entière.

La chaise de Teobald racle le sol tandis qu'il étire ses jambes et croise les bras, la posture bien plus nonchalante que la situation ne l'exige et le mérite. « Toujours là pour faire son intéressant, c'lui-là, » maugrée-t-il avant de soupirer, adressant un coup d'œil au jeune dirigeant en bout de table, à la place de l'autre. « Tu m'étonnes qu'vous ayez bousculé tous les plans pour organiser l'Solem ici. » Son regard semble se perdre une seconde dans le vague. « Enfin, bienv'nue et bon courage, gamin, c'est pas une belle époque pour dev'nir dirigeant. » Moira cille, parce qu'il coule une œillade dans sa direction tandis qu'il prononce ces derniers mots. « À qui le dis-tu ? » rétorque-t-elle alors, redressant un peu la tête, menton levé avec dignité.

Elle sait ce que c'est, elle aussi - d'entrer sur la scène politique en pleine crise et de devoir assumer les choix de ceux qui l'ont précédée. Ciel, qu'il doit être difficile pour Teanua'nua de se tenir en face d'eux, aujourd'hui, si jeune et déjà jeté dans la fosse aux lions. « Bienvenue à notre table, en ce cas. Désolée que les choses soient ainsi faites, » désolée pour ce monde qu'on lègue à vos mains.

Alice, fidèle à son habitude, se tient droite et silencieuse, ne réagissant ni aux piques, ni aux notes d'humour. Le regard calme et neutre, perdu dans le vide plutôt que sur les silhouettes.
« Je vous souhaite la bienvenue, Teanua'nua. Si le conseil vous a choisi pour assumer l'absence d'Aina-Kea, je n'ai nul doute quant à votre attachement envers Ike Kai et vos capacités pour affronter la situation dans laquelle nous nous trouvons. » Elle observe une pause, ses doigts triturant son pendentif. « Tous mes vœux de rétablissement à Aina-Kea. Veuillez également accepter mes sincères excuses pour la pression qui vous retombe dessus en un si court laps de temps. S'il adviendrait que vous ayez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à demander. » Parce qu'en ces temps difficiles, ils se doivent de se soutenir.

« Merci, Alice. Je vous suis reconnaissant pour votre sollicitude. »

Xerneas, et dire que Teanua'nua a été absent de leurs échanges précédant cette rencontre - dire que leurs silences et leurs demi-mots portent des promesses sombres et des augures tragiques, comment les lui dire ? Comment les lui avouer - que, demain, Lentis sera encore plus sombre que celle qu'ils parcourent désormais ?

« Bonjour et bienvenue, Teanua'nua. »

Bienvenue au Sommet, là où tous les yeux sont rivés sur vous et où le moindre de vos choix peut signifier la vie ou la fin de ceux qui ont choisi de vous faire confiance, raille Moira, en silence, l'attention jetée par-dessus l'épaule du nouvel arrivant, en direction d'un carré de ciel bleu, de l'autre côté des vitres ouvertes.

Elle inspire, s'accoude à la table et croise les mains, y pose son menton - simulacre de confiance qu'elle n'éprouve pas. « Comment se passe le rétablissement de vos villes ? » Ses prunelles sombres effleurent le professeur Miroir, s'attardent sur Teobald. « New Pyra se remet-elle ? » Verpré a moins souffert - la frappe trop chirurgicale pour avoir fait couler autant de sang que dans la ville du désert, noire du monde d'un jour de Solem comme ils en ont connus tant.
Le visage du dirigeant s'assombrit. « New Pyra se remettra. » Son ton est sans appel, son regard farouche - son attitude, menton levé, ne laisse pas place aux questions. « Les New Pyréens sont féroces et résilients, j'connais rien qui peut nous mettre à terre pour de bon. » Teobald n'est pas un modèle de vertu ni d'humilité - il y a, malgré tout, dans la manière dont il s'exprime, un attachement profond pour l'île qu'il dirige et qui donne l'air d'avoir été bâtie à son image ; conquérante et inébranlable.

Un silence - il incline la tête. « Pas seulement les New Pyréens, soit dit en passant. J'n'oublie pas qu'les Lentois venaient d'partout ce jour-là, » et une hésitation pour ponctuation. Il s'enfonce dans son siège, les bras toujours croisés sur son buste. « J'ai manqué à mon rôle d'garantir leur sécurité. » Moira l'observe, longtemps - et puis acquiesce, lentement. « Nous avons tous failli à notre rôle, ce jour-là. » Parce qu'ils n'ont pas agi plus tôt, parce qu'ils ont espéré, naïvement, que ne rien faire serait suffisant, qu'Ivanna renoncerait, que ses menaces ne trouveraient jamais pendant dans leur réalité.

Ils ont manqué à toutes leurs promesses - Moira en est persuadée : ce sont eux qui ont tué leurs peuples.

Teobald ne relève pas - il poursuit. « Reconstruire s'ra long, j'peux pas vous faire d'estimation, les experts planchent nuit et jour sur la question… On vit au jour le jour, pour l'instant. » Il y a de la tension, dans sa voix - de la colère et de l'humiliation, de savoir Haptos à genoux ; Haptos la superbe, Haptos la grandiose, renversée par la folie d'une seule et le fanatisme déluré de ceux qui la suivent.
Il balaie la question d'un revers de main. « Et toi, alors, le sciento' ? Elle va comment, Verpré ? Pas trop d'hallucinogènes dans l'air, avec vot' labo qu'a flambé ? »

L'attention et les curiosités se portent en direction du représentant d'Anthos. « La reconstruction du laboratoire avance bien, et grâce à vous et à Deus, nous avons pu récupérer de nombreux appareils qui avaient été détruits. » Teobald retrouve un peu de son sourire. Ah… C'est donc ça, pas vrai ? Qu'on parle de lui, qu'on parle d'eux, de Deus ; redorer son image et sa fierté. « Le laboratoire de Verpré sera de nouveau pleinement opérationnel d’ici deux semaines environ. » Le corporate adresse une salutation au professeur, index et majeur joint sur la tempe puis dans les airs - et c'est sa légèreté qui tranche avec la lourdeur des échanges. « Tu m'en vois ravi. »

« Par ailleurs, je souhaiterais annoncer les résultats de la campagne de soins aux pokémons Obscurs. » Un frémissement - d'espoir, peut-être ; comme un désir, comme un besoin, simple et candide, peut-être, de se réjouir d'un rayon de soleil timide au milieu des ruines. « Depuis le début de la campagne, nous avons pu distribuer 3000 doses de sérum à la population, et les rangers agréés ont pu soigner environ 200 pokémons sauvages atteints. Les attaques d’Obscurs ont diminué de 34% à Haptos, ce qui en fait le taux le plus bas depuis le 23 mars. Les derniers graphiques montrent une certaine tendance à la baisse, et si les objectifs ne sont pas encore atteints, les résultats sont d’ores et déjà significatifs. »
Ils ont réussi.

Victoire partielle - amère et en demi-teinte -, mais victoire quand même - la lutte de trop nombreux mois, finalement remportée. « Nous espérons, d’après nos chiffres, une réduction des pokémons sauvages Obscurs d’encore 80% d’ici la fin de l’été. Toutes ces données montrent donc que nous sommes sur la bonne voie, et mon équipe et moi-même sommes confiants quant aux taux actuels et à venir.
— Merci, Oscár, Moira s'empresse de répondre, la voix un peu basse, comme de crainte qu'hausser le ton n'ouvre les vannes de mots qu'elle réprime encore. Pour ce bilan, mais plus largement pour la confection de ce sérum et les recherches que vos équipes mènent, jour après jour, » ce second souffle, c'est à vous qu'on le doit.

Les Lentois ont eu besoin de ça - besoin de cette lueur d'espoir, de ce pas en avant après de trop longs mois le cœur en berne ; besoin de se dire qu'ils possèdent encore quelque chose qu'Ivanna ne leur a pas volé. Ce sérum, qui les narguait, il y a un an et demi, est désormais le leur - pas identique, pas aussi parfait,
mais qui a suffi à faire revenir la raison dans les yeux des créatures au pelage sombre et aux instincts sous tutelle.

« J'crois qu'on peut aussi r'mercier nos rangers, » ponctue Teobald en suivant. « C'est pas tout l'monde qui s'mouillerait pour aller administrer l'sérum à ces bestioles jusque dans nos terres sauvages. J'crois qu'on peut dire qu'ils ont été exemplaires, à commencer par ceux d'chez toi, doc'. » Ce sont ceux de Verpré, après tout, qui ont été les premiers formés à l'administration du remède, et qui ont ensuite eux-mêmes formé les rangers des autres régions. Pas un instant de répit, au cours des trois mois écoulés, alors,

alors c'est toute la table qui les remercie, les regards braqués sur l'oeil des caméras pour faire face à ces soldats vaillants qui ont rendu possible le bilan porté par le professeur Miroir.

Les Lentois se souviendront.

Des secondes de flottement, un raclement de gorge - il est difficile de savoir quoi dire, à la fin d'un instant solennel tel que celui-ci. « Dites-nous, Oscár, » interroge finalement Alice - et les regards s'échangent, excepté celui de Teanua'nua, parce qu'ils savent déjà tout ce qui va se dire, dans les secondes qui suivent. « Les rumeurs prétendent que vous détenez une Auréenne, capturée lors des attaques ? » Si seulement, si seulement, si seulement ce pouvait être celle qu'on avait envoyée chercher son fils, serait-il enfin plus en sécurité ?
Non. Parce qu'Ivanna n'abandonnerait pas tant qu'elle ne l'aurait pas retrouvé. ((Même si elle affirmait ne plus avoir besoin de lui)) Alice ne lui faisait pas confiance.

Le représentant, remis de l'embarras qui l'a saisi sous le flot des compliments qu'on lui destinait, hoche la tête. « Peu après le lancement de l'attaque sur le laboratoire, deux de nos dresseurs, » Miroir incline la tête vers le nouveau dirigeant de Kopadia, « sont tombés sur l'une des terroristes d'Aureas. Bien que son discours ait semblé confus, cette femme a soutenu que Ivanna n'avait plus besoin de l'enfant et que, je cite : "rien n'empêchera ce qui doit arriver". Cette femme a été arrêtée par les autorités compétentes et est toujours détenue en lieu sûr. » Moira et Teobald échangent un regard bref, trop bref, peut-être, pour être saisi par les téléspectateurs.

L'instant qui suit, la dirigeante d'Adamantia s'éclaircit la voix. « Des bombes, des attaques de masse coordonnées, un bilan à plusieurs milliers de victimes et une otage… » énumère-t-elle, détachant soigneusement les syllabes les unes des autres. « Je crois qu'il est venu l'heure de cesser de nous voiler la face, nous ne pourrons pas éternellement fermer les yeux et nous n'en avons pas le droit : Ivanna nous a adressé une déclaration de guerre, et nous nous devons d'y répondre. »
Elle sent l'atmosphère s'alourdir, les humeurs s'assombrir - ce n'est pas la première fois qu'ils ont cette conversation. Ils savent, déjà ; Moira, Alice, Oscár et Teobald, et elle est désolée, infiniment, qu'il faille que les choses en soient ainsi pour Teanua'nua lorsqu'il est le seul à ne pas savoir,

ne pas savoir que les dés sont déjà jetés, qu'ils ont déjà décidé,
sans lui, (sans Aina-Kea).

Elle se lève et, penchée en avant, les mains posées sur la table, observe ses confrères et consoeur un à une. Teobald acquiesce. « Nous avons courbé l'échine trop de fois, nous avons tenté la paix, la compréhension et les pourparlers, et voyez les conséquences ! Combien de temps allons-nous encore rester passifs et laisser nos populations mourir sous le joug de notre inaction ? » Les innocents ont déjà trop payé. « Si ce Solem s'achève sur un énième attendons, alors à l'aube nous aurons de nouveau le sang de nos enfants sur les mains, » le doigt tendu, elle désigne l'extérieur, par-dessus l'épaule du jeune Kopédien - il y a, en bas, sous leur balcon, la foule qui les écoute ; ils peuvent entendre l'écho de leur voix s'ils y prêtent attention - « et aucun peut-être ne pourra plus nous défendre lorsqu'on nous jugera coupables d'avoir laissé faire. »
Elle laisse retomber sa main, « parce que c'est là que se trouve la vérité, » tapote son index sur la table, à la cadence de ses derniers mots : « nous avons laissé faire. »

Une poignée de secondes - Moira soutient les regards, un à un, le sien luisant et farouche. Elle voudrait dire qu'Adamantia a trop payé - la vérité c'est que c'est Lentis tout entière, aujourd'hui, qui pleure ses morts et tremble de peur.

« J'suis d'accord avec la reine des neiges sur c'coup-là, » lance Teobald, en se balançant sur sa chaise avec toute l'indolence du monde. Moira plisse les paupières, mais ne relève pas. « New Pyra vous a tous aidés à un moment ou à un autre, » en ressources, en main d'oeuvre, en technologie, en financement, « mais elle pourra pas combattre indéfiniment toute la misère du monde si elle continue d'prendre des coups pareils. » Qu'importe sa puissance - la ville est bâtie par les hommes, alors elle est comme eux ; faillible, tôt ou tard capable d'arriver au bout d'elle-même. « Au lendemain des attaques j'faisais des grands discours pour dire aux Haptais que j'condamnais les actions d'Aureas et leur d'mander d'me faire confiance. J'peux pas être crédible si j'prends pas les décisions à la hauteur de la menace et d'mes promesses, alors New Pyra combattra avec Hoarford, et Deus fournira autant d'matériel que possible aux îles, pour s'défendre ou pour s'battre. »

Il n'est plus question de reculer.
Sept mille décès, dont certains corps pas même identifiés, plus du double de blessés, presque une centaine de disparus, et quelques milliers d'individus à reloger - combien de cadavres faudra-t-il encore empiler pour qu'ils agissent enfin ? Pour qu'ils cessent de prétendre que c'est mieux ainsi, faire profil bas et attendre, attendre, attendre comme si l'attente leur avait déjà été bénéfique plutôt que tragique ?

« Calleis ne peut se le permettre. »

Tous les visages se tournent en direction d'Alice. Moira incline la tête - elle le savait déjà. Cet argument précède même son accession au poste de dirigeante d'Adamantia - Harmon'île est vulnérable, exposée, et les habitants si peu nombreux qu'il est plus facile de les raser que les milliers, millions d'habitants du reste de Lentis. « Tu sais que les portes d'Hoarford seront toujours ouvertes pour les tiens, Alice, si la situation l'exigeait.
— « Je vous remercie sincèrement, Moira, de votre offre. Néanmoins, Harmon'île est notre foyer et tous, nous souhaitons y retourner à la fin de la journée. »

Des coups d'œil s'échangent, par-dessus la table. Moira hésite, un instant, et puis se penche d'un rien en direction d'Alice - simulacre d'intimité qui n'existe pas sous l'oeil des caméras qui encadrent le Solem. « Toi qui es mère, dis-moi, peut-on encore ignorer les pleurs des parents qui supplient qu'on cesse de tuer leurs enfants ? » Sa voix s'est adoucie - elle cherche, en la dirigeante de Calléis, le moindre des signes d'approbation. « Je ne peux ignorer les pleurs des parents qui ont perdu leur enfant de frappes qui n'auraient jamais dû les atteindre non plus. » L'Adamantoise acquiesce, lentement.

Ils ont déjà trop perdu.
La guerre, pour sûr, ne ramènera pas à la vie les enfants que l'on a fauchés - ceux qui ont perdu amis, parents, adelphes ne seront jamais remboursés parce qu'on n'estime pas en billets le prix d'une vie. Tout ce qu'ils peuvent faire, désormais-
C'est tenter d'ôter à l'horreur de leurs lendemains - sauver leurs populations d'un énième génocide.

(Parce que c'est ça, au fond, pas vrai ?
L'éradication complète de tout ce qu'ils sont - au nom d'un crime de religion.)

« Et ces frappes, c'est Calléis qui s'y retrouve au milieu, de par son absence entière de barrières et protections. Calléis qui a appris à vivre dans un camp détruit et marqué à vie.  » Une Harmon'île éventrée - frappée en pleine nuit et qui portera pour toujours les vestiges du crime. « Que serait le prochain retour, dites-moi ? La perte définitive de là où nous sommes sans possibilité de s'adapter ? Nous sommes hautement reconnaissants de votre présence pour nous recueillir, mais que ferons-nous, si nous n'avons nulle part où rentrer par la suite ? » (Que fera-t-elle, si cette guerre lui vole son fils - si Ivanna le retrouve, le possède à nouveau ?)
Alice pose sa main sur l'aile de Dichotomie, sagement installé à ses côtés. Son doigt suit la cicatrice toujours bien visible malgré des efforts effrénés. L'émotion serre la gorge au souvenir du choix qu'elle dût autrefois observer.

Vous n'aurez besoin de nulle part, s'il n'y a plus personne - Moira se mord la lèvre pour se taire ; les mots brûlent sur sa langue puis meurent sur son palais. C'est injuste - mais quelle guerre, quelle folie humaine ne l'a jamais été ?

« Plus personne n'aura nulle part où aller si nous continuons simplement d'attendre, » souffle-t-elle finalement, la voix sans doute un peu rauque, avant de se redresser. « Les dommages sont trop lourds, et tu as, vous avez tous entendu Oscár : Ivanna considère avoir déjà gagné. Rien ne l'arrêtera si nous n'essayons pas. Nous perdrons peut-être tout en allant au combat, mais nous perdrons tout pour sûr si nous ne faisons rien. » C'est le propre de la guerre - celui qui se tient encore debout à l'aube pour seul vainqueur. « J'entends les arguments et croyez-moi je n'y suis aucunement insensible. Mais Calléis n'a aucune force de frappe. Comptez néanmoins sur mon appui financier et médical, viendrez-vous à en avoir besoin. Je ne peux approuver la guerre, je ne peux vous laisser sans aide. » Moira inspire - le nœud, dans ses épaules, se défait très légèrement.

Pourquoi a-t-elle l'impression de jouer cette scène pour la première fois ?
Peut-être sont-ce les yeux des Lentois levés vers eux qui ajoutent à son angoisse, au poids qui presse contre son plexus et peut-être sur le leur à tous - elle les balaie d'un regard et se demande à quoi ils pensent ; s'ils tremblent comme elle tremble, elle aussi.

« Aucun d'entre nous n'a l'envie de mener cette bataille et de voir tomber son peuple, tu le sais bien, mais je... Je crois qu'il ne nous reste plus que ça. » Ivanna les avait mis à genoux deux ans auparavant - depuis, ils n'ont fait que lutter contre les vagues féroces qu'elle fait déferler sur leurs récifs. Nous ne pouvons laisser Lentis tomber entre ses griffes, nos enfants mourir sous le joug de son fanatisme. « Je te remercie pour ton soutien, Alice, car au nom de notre amitié je sais ce qu'il te coûte. » De Fiercastel cille, mais la seconde de flottement est trop légère pour que quiconque la remarque.

« Beaucoup plus que ce que je ne pourrais exprimer ou expliquer. » Quel dirigeant, quel qu'il soit à leur table, aurait pu se targuer d'entrer en guerre de bon cœur ? Même Teobald, vindicatif et conquérant qu'il est, n'aurait pas l'audace de prétendre aimer la situation dans laquelle ils se trouvent, mis au pied du mur par Aureas. « Merci, Moira. Ce n'est aucunement un sacrifice que je suis prête à effectuer. Néanmoins, je connais le poids des responsabilités qui ploient sur l'ensemble de nos épaules... et je vous prie, Teanua'nua, de sincèrement accepter mes excuses quant à la situation qui vous tombe dessus. » Mis au pied du mur, lui aussi - à peine sorti d'une mise sous cloche de la direction d'Ike Kai dont on a tenu les dirigeants des autres îles à l'écart, pour réaliser, peut-être, que les accords ont déjà été échangés en son absence.

Comprend-t-il ?
Voit-il ce qui s'est joué, entre eux, tandis qu'il n'était pas là ?
La télévision ment - les Solem ne sont plus qu'une mascarade pour faire croire quand les réalités politiques se démêlent en huis clos.

« Je pense que vous avez malheureusement raison, Ivanna ne s'arrêtera pas là… » Comment le pourrait-elle ? Elle-même a tout misé sur ses idées - quelle promesse n'a-t-elle pas tenue ? Même celle de jeter leurs enfants à ses tendres obscurs n'a pas été bafouée.
Miroir a une courte pause, comme pour peser les mots qui vont suivre.
« Si Anthos n'a pas la puissance militaire d’Haptos ou d'Adamantia, vous pourrez compter sur le soutien technologique et médical de mon île également. »

« Merci, Oscár. Le soutien d'Anthos est inestimable. » Teobald, qui a finalement reposé les quatre pieds de sa chaise sur le parquet, joue nonchalamment avec un sachet de thé, entre ses doigts, qu'il n'a pas l'intention d'ouvrir. « Ouais, comme dit la reine des neiges. J'sais qu'on n'est pas connus pour notre amitié, Fiercastel, mais j'apprécie qu'tu prennes la bonne décision. » Un simple hochement de tête d'Alice répond aux paroles de l'Haptais. Est-ce véritablement la bonne décision ou seulement une des moins pires ?
La prunelle unique de Finch se pose sur le professeur Miroir, à ses côtés. « Et les alliances entre Verpré et New Pyra ont toujours été fructueuses, alors j'me fais pas d'bile à c'propos. »

L'attention se porte enfin sur le dernier des dirigeants - qui se taisait ou qu'on n'a pas laissé parler, qui sait ; l'absent de leurs conversations, celui qui, à peine installé sur le siège destiné à Aina-Kea, doit décider, choisir l'avenir d'Ike Kai laissé entre ses mains.
Celui dont ils ne savent rien des plans ni des idées.

« Aina-Kea n'aurait pas approuvé de se lancer dans une guerre, et je partage son idéal. »

Evidemment.
Ils auraient dû le savoir - ils savaient, se doutaient qu'Aina aurait refusé ; mais l'apparition de son… remplaçant, temporaire, tous l'espère, aurait pu redistribuer les cartes, peut-être.

« Kopadia n'a jamais été très belliqueuse et souffre encore de l'absence d'Aina. Envoyer notre peuple en guerre sans même savoir où ni quels sont les moyens de l'ennemi me semble être une folie. » Certes. Mais n'est-il pas plus fou, encore, que d'attendre la prochaine pluie d'Obscurs, ou bien la catastrophe promise par Ivanna ? (Il faudrait qu'ils lui parlent ; qu'ils lui disent tout ce qu'ils savent et qu'il ignore encore - qu'ils se prétendent plus ignorants qu'ils le sont vraiment pour soustraire aux microphones les informations qu'ils ne peuvent révéler). « Nous allons cependant renforcer nos défenses et nous préparer à l'inévitable. Je ne rejoins pas votre pensée, Moira : en l'état, je ne peux pas demander aux Kopédiens de s'engager à l'aveugle.  » L'intéressée secoue la tête, les mains nouées sur la table, devant elle. « Si je déplore ta décision, Teanua'nua, je la comprends. Moi non plus, lors de mon premier Solem, je n'aurais pas prétendu avoir l'audace d'envoyer mon peuple au devant d'une guerre, » et c'est bas, peut-être, souligner son inexpérience, comme si son refus était le fruit d'une maladresse de premier jour plutôt que d'une réflexion sensée - il n'a pas choisi - mais la tension qui la submerge a raison d'elle.

« En tant que Lentois, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que ceux qui ont refusé de prendre part à la guerre à venir n'aient pas à devenir les dommages collatéraux de demain,
— Mais si vous changez d'avis, hésitez pas, plus on est d'fous plus on rit, » lance Teobald, le sourire de façade un peu crispé.

L'issue, ils la connaissaient déjà - elle ne les satisfait pas.

« Nous nous penchons déjà sur la localisation exacte d’Aureas ainsi que la manière de s’y rendre. Avant de lancer une quelconque offensive, il nous faut planifier et en apprendre plus sur leurs moyens à disposition, pour s’y préparer correctement.
— J'compte sur tes chercheurs pour la localiser avant qu'ses adeptes r'viennent faire un tour par ici, » maugrée le dirigeant Haptais, toujours sous le coup de l'humiliation subie par sa région.

Malgré sa posture toujours aussi droite, Alice semble presque disparaître dans son siège. Il est coutume que la dirigeante se contente de répondre lorsque nécessaire, mais son silence provoque beaucoup de bruit aujourd'hui. Légère toux étouffée dans le creux de son coude, elle se contente d'écouter. Cette pièce de théâtre n'a pas besoin d'elle, pour le moment. Elle, elle a besoin d'un fils qui s'élancera sans y réfléchir davantage dans cet assaut qu'elle a accepté et si elle le perd là-bas, jamais elle ne saura se pardonner sa capitulation. ((Elle se battra à ses côtés)).

« Si je suis contre l'idée actuellement, » intervient Teanua'nua, « je serais néanmoins disposé à en reparler, éventuellement, si vous aviez à l'avenir davantage d'informations sur l'adversaire que nous affrontons. » Un regard entendu - il faudra lui parler pour seule certitude silencieusement jetée par-dessus la table. « Les Kopédiens ne sont pas des guerriers et je ne peux décemment pas leur demander de foncer dans une manœuvre suicidaire, cependant je sais que c'est ensemble que nous pouvons contrer Aureas. Si les ressources de Kopadia peuvent servir ou lorsque nous saurons mettre un visage sur les chimères, je serais prêt à envisager de participer à vos côtés. »

Moira hoche la tête, lentement. « Nous l'entendons. Nous ferons en sorte de vous apporter la preuve que notre cause n'est pas vaine, » commente-t-elle, les prunelles plongées dans celles du jeune dirigeant. L'instant qui suit, elle se tourne en direction de l'une des caméras. « Tous les civils qui voudraient se joindre à l'effort sont invités à se rapprocher de leur dirigeant respectif, de Teobald et de moi-même.
— Puis tant qu'on y est, j'vous rappelle que malgré les guéguerres de Scheinberg, l'Arena Caelestia bat son plein, » et, face aux regards perplexes qui tombent dans sa direction, me r'gardez pas comme ça, y'a qu'les meilleures graines de dresseurs qui s'y affrontent, et les meilleures graines c'est d'ça qu'on va avoir besoin si on veut faire face. »

Moira soupire - mais la tension se relâche encore un peu, malgré tout, et même si elle reviendra. L'heure n'est plus à l'insouciance, il est vrai - mais il est bon, au fond, de voir Teobald être si… Teobald, peut-être, de voir encore se dessiner des semblants d'habituel, que tout n'ait pas tout à fait basculé ; malgré l'horreur, la guerre, et l'absence d'Aina-Kea.

Les Lentois n'auront bientôt, de toute façon, plus que ces poussières de familier et de rassurant auxquelles se raccrocher, au milieu des ruines qu'on leur promet.

Pourvu qu'on ait fait le bon choix.

Dix-neuf heures tapantes. Tous les programmes de télévision de Lentis sont interrompus. Un bandeau annonce : émission spéciale — allocution du dirigeant de Kopadia. L’écran, un instant, devient noir, à l’exception du bandeau qui défile en bas des téléviseurs.

Puis la lumière revient sur Teanua’nua Tumahai, dirigeant intérimaire de Kopadia, qui s’avance sur une estrade. Il a le visage fermé, la mine fatiguée ; il tient dans les mains quelques cartons préparés à la hâte. Un micro a été placé quelques minutes auparavant. Le jeune homme s’en approche, semble se retenir, attendre, comme pour retarder ce qu’il a à dire. Mais lorsqu’il se résigne, sa voix est assurée — accents de peine qui parviennent cependant à rester maîtrisés.

« Cher·es citoyen·nes de Kopadia et de Lentis,

C’est avec beaucoup de tristesse que je me présente à vous ce soir. Aina-Kea Hauata, notre dirigeant·e bien-aimé·e, est mort·e. Je vous l’annonce le cœur empli de chagrin, car ma·on prédécesseur·ice était une personne appréciée et admirée, et qu’al a su diriger Kopadia avec respect, bienveillance et humanité. Al s’est cependant éteint·e cet après-midi, après plus de trois mois à lutter entre la vie et la mort.

Nous continuerons de prôner les valeurs qu’al n’a jamais cessé d’incarner et de promouvoir : la tolérance, la sécurité et la liberté.

En ce triste moment, nous adressons nos sincères condoléances à ses proches, al nous manquera profondément. Je déclare un deuil régional de trois jours, qui se clôturera par des funérailles à la hauteur de notre regretté.e dirigeant.e, auxquelles vous êtes tous·tes convié·es afin de venir lui rendre hommage. »

Teanua’nua Tumahai s’arrête un instant, les yeux clos et la main sur le cœur, pour rendre hommage à Aina-Kea avant de poursuivre son discours.

« Sachez cependant, citoyen·nes de Kopadia et de Lentis, que la disparition d’Aina-Kea ne restera pas un crime impuni. Dans l’optique de continuer à défendre les valeurs chères à ma·on prédécesseur·ice et de retrouver la paix à Lentis, j’ai finalement accepté la proposition de Moira Kryope, Teobald Finch et Óscar Miroir. Kopadia se joindra à eux dans l’effort de guerre, afin de s’opposer fermement à Ivanna Scheinberg.

À l’heure où je vous parle, Aureas n’est plus inaccessible ni inatteignable. Et il est désormais temps pour Ivanna Scheinberg de payer pour ses crimes. Nous ne la laisserons plus tuer nos enfants, nos adelphes, et nos proches impunément. Ensemble, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour rendre à Kopadia sa tolérance et sa joie de vivre. »

Teanua’nua serre ses cartons entre les paumes, s’écarte. L’écran se brouille pour revenir sur l’image d’un studio télévisé quelconque : une présentatrice et deux journalistes appelés en hâte. Restez avec nous, précisent-ils, pour un débrief après une page de pub.

Les jours sont passés dans l’attente — voilà des jours entiers que le dirigeant d’Anthos se tait. Bonne nouvelle, mauvaise nouvelle ? Les journaux enchaînent les articles remplis de rumeurs : on a découvert où se cache Aureas ; Le professeur Miroir a créé un nouveau sérum ; Le professeur Miroir a des relations avec Teobald Finch et Moira Kryope ou toute autre variante. Qui sait où se trouve la vérité ?
Il faut bien occuper tout ce temps passé dans le silence du Représentant.

Jusqu’à aujourd’hui. Mardi 23 juillet, journal de midi. On interrompt les infos sur un Dust devil aperçu près de New Pyra (un tourbillon de sable et de poussière qui se forme par temps chaud et sec) — et le visage du professeur Miroir apparaît à l’écran.

« Citoyens de Verpré, » son regard effleure la feuille posée sur le pupitre devant lui, comme pour se remémorer les points importants qui y sont notés, avant de fixer de nouveau la caméra. Son ton est moins hésitant que lors du Solem de juin.

« Comme vous le savez tous, nous avons choisi de nous battre. Pour arrêter une bonne fois pour toute le massacre de nos proches, de nos familles, de nos enfants, Lentis se dressera ensemble contre la menace qu’Auréas représente. Comme Teobald Finch et Moira Kryope l’ont déjà annoncé lors du précédent Solem, je vous invite, vous combattants de Lentis, à vous adresser à leurs structures pour participer à l’effort de guerre. »

Le professeur tourne une page de son rappel. L’agrafe ralentit son mouvement et durant un très court instant, on peut voir apparaître à l’écran l’arrière de la page — un article sur les méfaits du raisin sur les pokéchiens. La caméra se redresse aussitôt pour qu’à l’écran n’apparaisse plus le pupitre ni les feuilles ; seulement le visage du Représentant anthois.

« Je tenais également à vous annoncer qu’un centre d’apprentissage de secourisme et de soins urgentistes a ouvert ses portes à Verpré. Tous les citoyens majeurs de Lentis, quelle que soit leur île d’origine, peuvent s’y inscrire gratuitement pour apprendre à soigner humains et pokémons. Ces formations s’inscrivent dans une mesure de prévention, et non de préparation à une offensive. Pour vous inscrire, rendez-vous sur le site officiel de Lentis dont l'url s'affiche à l'écran, ou bien présentez-vous à la maison communale de Verpré. »

Un bandeau s’affiche sur la moitié inférieure de l’écran, indiquant l’url du site de Lentis, où passent toutes les démarches — ceux qui paient des impôts connaissent bien ce site. Le professeur reprend pour conclure.

« Merci de votre écoute, et rappelez-vous : quoi qu’il arrive désormais, restons unis ; ce n’est qu’en étant soudés que nous pourrons vaincre. »

L’écran redevient noir quelques secondes, et on rebranche le présentateur du journal télévisé, qui réapparaît avec un air ahuri.

Moira leva les yeux de ses feuillets, contemplant la nuit qui était tombée, de l'autre côté des vitres. Le soleil se couchait toujours plus tôt ici qu'ailleurs à Lentis - surtout qu'à Ike Kai, où tous les soirs ressemblaient à de longues soirées d'été que le jour semblait ne pas vouloir quitter. Les Adamantois devaient être attablés, désormais. Il devait s'élever, dans les foyers, d'alléchantes odeurs des plats chauds typiques qu'on consommait pour échapper aux degrés en chute libre de l'île de glace.

Elle inspira, et relut une énième fois les petites feuilles cartonnées entre ses doigts - elle avait fini par les connaître par coeur. Aucun mot, pourtant, aucune phrase, aussi retravaillée avait-elle pu être, ne pourrait dire - la peur, la colère, le pire à venir. Et, pourtant, il lui fallait l'énoncer - rendre l'impossible intelligible, en sujet-verbe-complément, prononcer ces choses-là qui condamneraient forcément certaines personnes qu'elle avait juré de protéger.
(Auraient-ils été saufs, si la volonté de son père avait été respectée, si Irisis n'avait pas ouvert les frontières, si Moira ne s'était pas entêtée à poursuivre ce que sa soeur avait commencé ?)

C'était rassurant, quelque part, de se dire que ç'avait été inévitable.
(C'était glaçant, aussi, de songer que d'autres tiraient les ficelles à leur place.)

On la prévint du lancement imminent du direct, et elle se redressa, se racla la gorge, but une gorgée d'eau et fixa l'objectif de la caméra qui se trouvait en face d'elle. Le voyant s'alluma.

« Peuple d'Adamantia, » son peuple - le peuple qu'elle avait juré défendre, protéger et faire prospérer -, « je sais que les mots prononcés lors du dernier Solem ont animé vos conversations et renforcé vos défiances, vos peurs et vos doutes. Je les entends. J'ai bien trop tardé à vous répondre, » mais qu'ils viennent donc à sa place, qu'ils détiennent donc entre les mains autant de vies qu'elle en avait à préserver - ils comprendraient. Ils comprendraient qu'elle avait peur, comme ils avaient peur.
Elle était dirigeante - mais elle était humaine, aussi ; capable de trembler même lorsqu'on attendait d'elle qu'elle soit la seule à ne pas ciller.

« Nous entrons en guerre. »
Un rappel - une sentence. C'était imposer la réalité, l'ancrer plus profondément en chacun, ôter aux idées la possibilité de faire des détours. Ils étaient en guerre. « Xerneas sait comme nous avons tenté de contenir ce débordement. Ivanna n'a jamais souhaité de pourparlers, et nous savons désormais qu'ils auraient été inutiles. Il n'a jamais été question de convenir d'une entente à l'amiable, » ni de rendre à Aureas la place à laquelle ils avaient eux-même renoncée il y a soixante ans.
Ivanna souillait la mémoire de son père, en se faisant carnage tout-puissant qu'elle était.

« Nous n'avons pas voulu attiser les flammes de sa colère. Nous avons fait fausse route, et vous en avez payé le prix. Vous pleurez tous, aujourd'hui, quelqu'un que vous aimiez. Par ma faute, par la nôtre, quelque chose vous a été pris, qui ne vous sera jamais rendu. » Ils avaient échoué. Ils avaient échoué, en croyant d'Ivanna qu'elle réclamait le rétablissement de son clan, qu'elle réclamait vengeance.
Il n'avait jamais été question de colère - pas si l'on en croyait ce que les autorités de Verpré avait confié.

C'était une guerre d'idéologies - une guerre de religions.

Ils avaient laissé ça arriver. Pendant des mois, et des mois, et des mois, et pourquoi ? Et tout ça pourquoi ? Moira ne put s'empêcher de ciller - sa pause se prolongea. Elle avait perdu le fil, perdu de vue- Non. Elle n'avait pas le droit de ciller. Elle releva la tête de ses notes, et offrit aux caméras un regard droit.

« Cette guerre ne sera pas sans conséquences ni dommages collatéraux. Les guerres font plus d'orphelins que les famines, » et ça la déchirait. Ça la déchirait, de les condamner, mais ne rien faire serait pire encore. Les guerres n'avaient pas de frontières - elles rasaient ce qu'elles voulaient raser ; surtout celles qui n'avaient pas de règles, comme celle qu'Ivanna leur imposait. « Mais si nous ne faisons rien, alors ce ne sera plus une guerre, mais un génocide. » Ils seraient exterminés, un à un, au nom d'une croisade insensée.

Elle réaligna les cartons entre ses mains.

« Peuple d'Adamantia, pour survivre, nous devons nous tenir prêts. Aucun d'entre nous, aucun de nos parents ni de nos enfants, ne doit être laissé sans défense. » Aureas viendrait jusqu'à leurs portes pour nourrir leurs Obscurs de leurs enfants. « Aussi, toutes les Adamantoises, tous les Adamantois, dès l'âge de dix ans, auront accès à des entraînements facultatifs mais fortement conseillés au combat Pokémon, adaptés par tranches d'âge. » Elle inspira. « Toutes et tous, dès l'âge de dix-huit ans, recevront un entraînement obligatoire. Chaque citoyenne et citoyenne recensée à Hoarford recevra, dans les jours et semaines qui viennent, un appel à rejoindre l'un des établissements que Teobald Finch et moi-même mettons à votre disposition. Toutes les démarches et conditions y seront explicitées. »

Elle s'éclaircit la gorge, s'autorisa une nouvelle gorgée d'eau. « Toute personne majeure résidant à Lentis pourra rejoindre les forces armées, à sa propre demande, en s'adressant à n'importe lequel des dirigeants de nos îles. Teobald et moi-même prendront en charge l'encadrement des volontaires militaires. » Le regard qu'elle adressait aux caméras s'intensifia. « Si ce n'est pas à l'ordre du jour, nous n'écartons pas l'idée de faire de la participation des personnes majeures et en bonne santé un devoir citoyen obligatoire si nous estimons qu'il s'agit d'une condition sine qua non de notre victoire. » C'était douloureux.

Xerneas, par tous les Dieux, que c'était douloureux.

« Les rangers Adamantois encadreront la formation et les entraînements des civils et des combattants. La formation des apprentis rangers d'Hoarford sera accélérée, afin qu'ils puissent former à leur tour. » Une génération sacrifiée. Ils n'auraient pas dû avoir à vivre une guerre. « Toute personne ayant travaillé dans les soins humains et Pokémon, même désormais retirée, sera susceptible d'être appelée en renfort au soutien des forces Lentoises. » Et la liste des consignes s'allongeait, interminable, enrôlant toujours plus de personnes qui n'avaient pas choisi.

Il fallait qu'Ivanna plie et qu'ils vivent - il fallait que cette guerre en vaille la peine.

« Dès demain, deux centres de formation au combat et à la défense ouvriront en plein coeur d'Hoarford. Le premier se tiendra dans le gymnase réquisitionné du boulevard Beljourné, et le deuxième, en extérieur, sur le stade des Primevères. Vous pourrez vous y rendre de votre propre chef, avant toute convocation, après inscription en ligne. Un troisième centre ouvrira, d'ici quelques semaines, et toutes les informations vous serons fournies en temps et en heures. » Une inspiration, une seconde de pause - il fallait leur laisser le temps d'accuser les coups. « Des exercices de confinement et d'évacuation seront organisés dans les établissements scolaires et publics, afin de nous préparer, nous et nos enfants, à toutes éventualités. »

Des alarmes hurleraient, bientôt - et il ne s'agirait pas d'exercices avalanches ou séisme.
Elle détestait ça.

« J'ai promis à Alice de Fiercastel une évacuation sûre, rapide et efficace des Calléisiennes et Callésiennes non-combattantes entre nos murs. Si cette évacuation devait arriver, tous les logements vacants, les auberges, les hôtels et les chambres disponibles dans les résidences privées seront mises à dispositions de ses citoyens le temps qu'il faudra pour garantir leur sécurité. » Un silence - plus long, cette fois.

Elle retourna les cartons qu'elle tenait entre ses mains, et ne leur accorda plus le moindre des regards.

« Nous ignorons encore beaucoup de choses sur notre ennemi. C'est une bataille menée presque à l'aveugle, et je sais qu'elle vous effraie. Mais nous ne pouvons pas plier. Aujourd'hui, plus que jamais, nous devons nous tenir debout, solides et faire front. Ma soeur, Irisis et moi-même, avons voulu d'Adamantia qu'elle devienne plus forte en ouvrant ses portes au reste au monde. Il est l'heure de prouver que nous n'avons pas eu tort, que nous sommes puissants, que nos réputations, nous ne les avons pas volées. Je sais de quel bois vous êtes faits, Adamantoises, Adamantois. Je sais la force qui coule dans vos veines, et la résilience dans vos pas. Je sais également la peur que vous ne direz jamais : je suis taillée dans le même marbre que vous et si vous tremblez, je tremble aussi. »

Ce peuple était le sien, celui où elle avait grandi - elle en connaissait tant de noms, tant de visages, parce qu'ils avaient vécu si reclus qu'il était difficile de ne pas connaître ses voisins ; ils n'étaient pas des inconnus, ils n'étaient pas des anonymes. Elle les connaissait. Elle les connaissait et, pourtant, c'était aussi leurs vies qu'elle misait.

« Mais j'ai foi en notre peuple. J'ai foi en notre volonté, j'ai foi en vous. L'avenir qui se profile s'annonce difficile, je le conçois, mais je traverserai les tourmentes à vos côtés. J'ai foi en notre victoire, ce soir, demain et les jours d'après. Alors ne pliez pas. Embrassez ceux que vous aimez, et levez les armes pour pouvoir encore le faire lorsque tout sera terminé. »

Ils étaient en guerre.
Et c'était au nom de tout ce qu'ils aimaient qu'ils continueraient parce qu'il n'y aurait, à la fin, qu'un seul vainqueur.

Ils vivraient libres ou ne vivraient pas.