Menu

C'était joli, la nuit. Surtout à Haptos ; dans le centre de New Pyra, les lumières vives des lampadaires éclipsant les étoles et l'obscurité, nimbant les rues de patches de luminosité beige et célébrant le titre de la ville comme celle ne dormant jamais. (Ou peut-être que c'était le titre d'une autre ? Eagle ne savait pas trop, en fait, mais bon, ça allait très bien à celle-ci quand même.)

Allongée sur un banc, les yeux rivés vers le ciel, Eagle attendait. La Solitude lui jetait des coups d'oeils réguliers, perchée sur son épaule, les griffes discrètes mais pourtant si piquantes. Elle ne se voyait pas, au premier regard, mais elle se sentait – grouillant sur la peau et sur les vêtements, grimpant dans le dos telle un grillepattes, pour envahir plus complètement que jamais. Elle était partout et nulle part à la fois, discrète et évidente, douce et pourtant prenante, se logeant sur son plexus de son corps chaud pour y brûler le plus fort possible – parce qu'elle était la seule compagnie qu'Eagle conservait une fois le soleil éteint et la nuit éveillée, mais qu'elle n'était aussi aucune compagnie du tout.

Elle avait fêté la journée et leur victoire contre le Club de Handball du Nord de New Pyra avec ses coéquipières toute la soirée, enchaînant blagues, verres, rires et danses en un cercle vicieux – pourtant si addictif. Parler et danser donnait soif ; mais boire donnait encore plus envie de parler et danser. Lorsque le bar avait fermé, vers deux heures du matin environ, et que ses amies s'étaient peu à peu éclipsées chez elles, Eagle était restée. (Elle n'avait pas le choix, après tout.)

Ses parents étaient en voyage d'affaires ; ou plutôt, en séjour d'affaires, puisqu'ils n'avaient pas quitté Lentis. Peu importait – tout ça voulait simplement dire qu'Eagle ne pouvait pas rentrer chez elle. Elle n'avait pas les clefs de la porte d'entrée, et la maison avait sûrement été fermée ; quant à sa fenêtre, est-ce qu'elle avait même pensé à l'ouvrir avant de partir ? Probablement pas. Bon, ce n'était pas sûr à cent pourcent, mais… Faire le trajet jusqu'à chez elle pour se retrouver enfermée à l'extérieur dans le froid et la glace mordants d'Hoarford ? Ouais, c'était très peu pour elle.

Soupir, boule dans la gorge.

Adam lui manquait.

(Arrête, il a rompu, tu t'en fiches, okay ? T'es très bien sans lui) Il lui manquait fort, autant comme copain que comme ami ; ses mots et ses yeux, ses idées, leurs sorties et ses sourires ; la façon dont il la traitait, la sensation de sa main dans la sienne – tout, et y penser lui tordait le ventre. S'ils avaient été encore ensemble, elle aurait pu aller chez lui ; dire bonjour à Esther, avoir un coin où dormir.

Là, si elle voulait dormir quelque part, dans un lit ou sous un toit, il lui faudrait déranger quelqu'un ; Romeo, qui dormait peut-être déjà ou bien faisait la fête dans un bar d'Ike Kai ; Violet, qui avait ses propres soucis et Eagle serait bien égoïste de la déranger avec les siens ; Vlinder, Nyna… Pareil ; Zamas, qui- avait mal parce que Miraï, et puis- ouais. Eagle ne pouvait (voulait) pas les embêter. Autant rester éveillée toute la nuit et se balader dans la ville jusqu'au matin, pas vrai ?

Compter les Moumoutons ne servait décidément pas à grand-chose. À combien est-ce qu'Eagle était ? Soixante-quatre ? Il y en avait soixante-quatre dans sa tête, là, imaginés les uns après les autres, dans un joli enclos de bois clair et bondissant les uns à côté des autres, mais ils ne voulaient pas rester en place. Ils continuaient à s'agiter et à essayer de fuir l'enclos. Comment est-ce que les gens faisaient lorsqu'ils disaient de compter les moutons ? Est-ce qu'ils les imaginaient vraiment ou est-ce qu'ils se contentaient de compter ? Parce que son crâne était éphémérités et vides entrelacés ; et chaque Pokémon qu'elle ajoutait à sa petite ferme mentale se mettait aussitôt à courir partout. C'était compliqué, au fond, de compter les Moumoutons.

« Eh ! » Un visage remplaça les petites bêtes de laine, se plaçant dans son champ de vision. Cheveux rosés, la couleur difficilement visible entre l'obscurité nocturne et le fait que le nouvel arrivant lui bloquait la lumière des lampadaires, penché comme ça au-dessus d'elle ; les traits assombris par le contre-jour et les mèches tombant autour de son menton – pourtant, il avait l'air presque… c'était quoi, déjà le mot ? Familier, non ? « On s’connait ? Tu me dis un truc j’crois. » Elle hocha la tête – enfin, essaya, ce n'était pas pratique lorsqu'elle était allongée sur un banc – et plissa les yeux. « Je crois, oui. »

Il recula sa tête, arrêtant d'obstruer les lampadaires, et Eagle grimaça, se prenant la lumière en pleine figure. « Reste pas toute seule ici, va. J’vais te tenir compagnie. » Compagnie ? Pile ce qui lui manquait – ce qui pouvait faire refluer la Solitude, apaiser l'étrange noeud sous son plexus et la soulager de son comptage de Moumoutons. « Tu vas me tenir compagnie longtemps, alors, » murmura-t-elle, les yeux fixés vers le ciel – invisible sous les lumières artificielles de la ville. « Je peux pas rentrer chez moi, c'est fermé à clef. » Mais s'il voulait passer la nuit ici, à côté d'elle, alors pourquoi pas : la Solitude ne demandait qu'à s'éclipser.

Eagle se redressa lentement, laissant de la place sur le banc pour l'inconnu-pas-si-inconnu, et lui adressa un sourire mince. Il était encore plus familier, comme ça, la tête à l'endroit et éclairé par la rue. Oh – cheveux roses, petit gabarit, les fringues colorées, elle l'avait déjà vu chez Zamas. « T'es l'ami de Zamas, c'est ça ? » Il était gentil, de venir rester avec elle sans même la connaître, en pleine nuit, alors qu'il avait sûrement mieux à faire.

Tout était mieux que de passer du temps avec elle, apparemment.
En tout cas, c'est ce qu'Adam avait dû penser, non ? Puisqu'il l'avait quittée.

Tête renversée en arrière, les yeux rivés vers le néant sombre qu'était le ciel d'Haptos, Eagle songeait. « Tu trouves ça beau, un ciel sans étoiles, toi ? »