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Une mesure — il n’y avait eu qu’une mesure entre le calme et le chaos. Elle tournoyait autour de la tour et des habitations depuis que le soleil colorait le paysage de ses tendres rayons chaleureux, incapable d’en ressentir la douceur et la tendresse, plongée dans l’eau glaciale de l’angoisse étouffante, lianes autour de ses poignets, grimpant jusqu’à sa gorge, empêchant de respirer adéquatement. Journée demandée à son travail, concentration absente et pensées s’envolant. Elle ne voyait que la destruction à venir, que le gel de l’hiver, ce n’était pas comme ça que ça devait se produire. Cortège funèbre, chants mélancoliques qu’étaient les piaillements des oiseaux.

Une mesure et les cris, les hurlements et les fausses notes vrillant les tympans. Son cœur qui se suspendit, ses gestes qui devint raides et brusques, saccadés. Prendre un bref instant pour respirer profondément pour ne pas se perdre dans la panique affluant, de ces vagues, chorégraphie oubliée. Il ne restait que la souffrance des pleurs des enfants, des parents affolés cherchant leurs petits, des adelphes écrivant frénétiquement sur leurs appareils dans l’espoir de savoir les autres en sécurité. Et son propre cœur se serrant, impossible pour elle de joindre sa fratrie, de s’assurer qu’ils ne traînaient pas là où le dernier acte les attendait.

Suppliques prononcées encore et encore à l’adresse d’Ivanna, essayer de convaincre que ce n’était pas comme ça qu’il fallait que ça se déroule. Qu’elle comprenait, saisissait, tous les enjeux, mais ce n’était pas ainsi que les objectifs seraient atteints, que le concert se complèterait, que tous les instruments seraient présents. Non, non, bien au contraire, jamais Noah ne souhaiterait revenir s’ils détruisaient tout ce qui lui importait. Le convaincre en attaquant Lentis n’était pas la solution. (( Ils étaient prévenus )) réponse froide et implacable et désespoir, désemparée, impuissante, elle ne pouvait que se tenir prête à aider quand le chaos règnerait.

Un enfant ((tombé)) et les débris ((encombrent)) et elle, elle, elle ne pouvait rien. Trop faible, pas capable de soulever les morceaux entourant la petite fille qui ressemblait cruellement à Sio. Je suis là, ça va aller ma belle ! T’es blessée ? et les larmoiements, les pleurs, mais non, non, elle n’était pas blessée ; soulagement. La danseuse tourbillonnait, cherchait une personne autour capable de lui venir en aide, cruellement consciente de son manque de force brute, mais tous, tous participaient déjà à leur propre scène, inconscients à sa présence. Battements effrénés du myocarde, pire qu’une pièce de théâtre complexe aux multiples mouvements dangereux pouvant terminer par un danseur blessé. Paroles précipitées, mais si faibles, quand elle essayait d’aborder, avant de remarquer au loin une femme un peu plus grande qu’elle. Mais plus imposante ; je reviens vite ! se dépêcher pour ne pas être retenue par les lamentations de ne pas être abandonnée, il fallait trouver de l’aide.

Ignorer les étourdissements qui la prenaient, qui liaient ses mouvements. De ceux qu’elle ressentait parfois au milieu de la scène, quand son corps lui rappelait la faiblesse qui l’étreignait parfois. Ignorer la douleur de son cœur se fracassant sur sa cage thoracique. Pardonnez-moi ! Pouvez-vous m’aider ? Il y a un enfant coincé et je ne suis pas capable de déplacer les débris, je vous en prie. Pouvez-vous ? Essoufflée, Caheala’ni ne parvenait que très difficile à reprendre sa respiration, mais ne s’y intéressait pas.

Trop, trop d'effort ; trop. Elle se poussait trop ((se plaignaient ses muscles, se plaignait son corps entier ; envoyait des signaux, des sifflements dans ses oreilles ; des points lumineux dans sa vision)) mais elle ne possédait pas le loisir de se reposer, de ralentir. Elle devait réparer les erreurs de celle refusant de l'écouter, sourde à la raison. 

Macabre cortège qui les dépassait ; mortelle symphonie composée de ce mélange de pleurs et de prières, de cris et de fracas. Les débris de briques et de ciments qui s'écrasaient sur le sol, victimes de la gravité. Attente asphyxiante qui venait amplifier son état agité, elle se montra néanmoins patiente. Patiente et douce. Caheala'ni ne connaissait pas d'autre réaction, affection gravée dans l'épiderme et profond amour pour l'humanité elle-même.

Et la pièce se poursuivait ; ils étaient tous acteurs de cette terrible tragédie, ficelles tirées du ciel — pantins désarticulés. Pour autant, elle refusait de s'abandonner à la fatalité et se donnait corps et âme au rôle qui lui revenait, alors que l'inconnue demandait la direction. Fatigue limitante ; elle la reconnaissait. C'était celle qui tamisait les projecteurs et brouillait le visage des juges de la première rangée, celle qui provoquait dérapage rattrapé in extremis pour ne pas perdre de points. ((celle de l'angoisse empoisonnée et de la perfection toujours trop loin du bout de ses doigts)) « Merci... » Murmure enterré par les tambours de la panique générale, emporté par les notes disparates de la foule.

((Pas de réponse vocale)) seulement le corps en mouvement, seulement ses pas qui se précipitaient à nouveau vers l’emplacement fatidique, seulement l’empressement frénétique et la nausée qui la saisissait à chaque seconde. Sitôt elle caressait de son regard effaré le chaos ambiant, l’apocalypse débuté ((et ce n’était que la première frappe)). Un instant, se sentir défaillir, un instant, presque perdre ses moyens, sa composition, presque s’effondrer et tomber au sol. Mais elle devait aider. Aider et sauver le plus de gens possibles, combattre désespoir et fatigue, et avancer, pas après pas.

Les visages des plus jeunes se peignaient sur les traits de l’enfant coincée, piégée, désorientée. L’enfant qu’elles venaient de rejoindre, de retrouver et les larmes bloquées dans la gorge, chassées en plusieurs battements de paupières parce qu’il fallait tenir. Se positionner, obtempérer, les mots effacés, elle était la mesure de silence entre deux mouvements d’une partition, cet instant pour reprendre sa respiration, apaiser son souffle un peu hyperventilé ; parce qu’à ce moment précis, rien qui ne pouvait être dit n’aurait eu autant d’impact que de s’activer. Elle se prépara et dès que l’inconnue interpellée souleva la pierre ― ce que l’artiste n’aurait jamais pu faire ― elle attira l’enfant à elle, dans ses bras pour la protéger de tout ce qui pouvait ricocher, les atteindre d’où elles étaient. Merci. Encore. Ritournelle incessante.

Frissons et s’éloigner légèrement de la petite pour l’inspecter, sans apercevoir de blessures graves, que des éraflures, que de la peur profonde, viscérale, qui affecte toutes les pensées, empêche de réfléchir. Que des larmes et la crainte de ne plus revoir ses parents ((cette pensée partagée par l’adulte ; allaient-elles retrouver leur famille ?)) Il faut retrouver ses parents, enfin, je vais essayer de retrouver ses parents. Merci de votre aide… Les prunelles qui s’accrochaient à chaque endroit où les débris encombraient et bloquaient le passage ; le myocarde se serrant, se brisant, panique dans le souffle erratique qui n’apportait pas suffisamment d’oxygène. … mais si vous voulez m’aider, je crois que j’en aurais bien de besoin avec tout ce qui est par terre. ((Jamais elle ne l’exigerait pourtant ; si son interlocutrice choisissait de partir, la danseuse accepterait et trouverait un moyen d’avancer malgré tout))