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Faire barrage - de son corps, de son âme, de sa tête levée sous la menace et de ses airs farouches qui criaient même pas peur. Faire barrage, et même si c’était perdu d’avance, et même si c’était risible, et même si al était petit·e, fragile, minuscule face au colosse fait de nuit et de sang - faire barrage, protéger, coûte que coûte, c’était dans ses pas qu’al marchait, c’était dans l’ombre de son frère que Gabrielle se dressait, le menton haut et les bras refermés sur l’enfant sitôt que la distance fut réduite à néant. Étrange créature aux airs de Pyrax mais pas tout à fait - Gabrielle n’en avait jamais vu de pareil - érigée en muraille solide entre leurs présences humaines et mortelles et le monstre qui les surplombait, l’apprenti·e ranger recula d’un pas, puis de deux, entraînant l’enfant poupée chiffon avec al. Il fallait fuir, il fallait fuir mais où, toute la ville tremblait des batailles, il n’y avait nulle part où aller, nulle part sans risquer de croiser les prunelles carmines, nulle part sans risquer qu’une bâtisse s’effondre et ensevelisse ceux qui fuyaient.

Il y avait des airs de déjà vu - c’était glaçant.
Il ne fallait pas regarder trop loin, pas chercher les silhouettes sous les décombres, pas tenter de discerner les couleurs à travers la poussière - il ne fallait pas chercher la vie qui subsistait, parce qu’on trouvait aussi la mort, les yeux vides, les os brisés, les mares poisseuses et des membres désarticulés. Il ne fallait pas - al ne pouvait pas.
La mort était partout - et elle portait, en face d’eux, des airs de Léviator sombre à la gueule béante.

(Gabrielle éprouva une colère ridicule lorsqu’une pensée saugrenue lui traversa l’esprit - al songea comme c’était injuste, qu’on emploie toujours les mêmes créatures à détruire, faire peur et blesser, qu’on condamne toute une espèce au nom de la violence des hommes, encore, comme ils l’avaient déjà fait lors d’un ancien novembre écoulé.)

Faut qu’on l’emmène loin de tout ça - Vlinder (c’était ça, son nom ? Vlinder ? La Calléisienne du tournoi ? Celle qui s’était inscrite à la Tour ?) s’animait, à côté d’al, malgré la peur, la voix qui casse et ce quelque chose d’urgence qui transperçait chacune de ses intonations. Elle s’animait, et Gabrielle-

Gabrielle venait d’apercevoir le monde - non, non, pas celui-là, l’autre, l’autre monstre ; tout aussi sombre et les yeux tout aussi sanglants, plus gros, différent, il fallut quelques instants à sa conscience sonnée pour réaliser ce dont il s’agissait. D’une créature méga-évoluée - plus puissante, plus destructrice ; certains soupçonnaient les méga-évolution d’être si douloureuse pour leurs porteurs qu’elle rendait les Pokémon plus agressifs, plus dangereux et, si ce n’étaient que des rumeurs,
avec une telle créature en face d’al, al était prêt·e à y croire sans preuve.

Il lui sembla que le monstre croisait son regard ; que toute son attention se portait sur al - et son sang se glaça dans ses veines, l’immobilisant tandis qu’il s’élançait. Rapide, immense, lourd, bousculant sur son passage des débris immenses et soulevant des courants d’airs qui faisaient tournoyer la poussière qui lui brûlait les yeux. Gabrielle se sentit figé·e, comme pris·e au piège de son propre corps - tout hurlait fuis cours cours cours va-t’en fuis bouge putain bouge mais pas un geste, pas un geste, à peine un souffle,
qu’une poignée de secondes, mais ç’auraient pu être des heures qu’al n’aurait pas bougé non plus.

Il fallut un heurt - Dash, une arabesque dans le ciel, un cri puissant et tout son maigre poids lancé à pleine vitesse contre la tempe du monstre ; une seconde de flottement, Méga-Léviator distrait et Togekiss balayé avec violence,
pour que la terreur qui l’avait glacé·e se change en agitation soudaine. « DASH ! » Elle s’écroula, là-bas, dans les décombres - quelque part où Gabrielle ne pouvait plus l’apercevoir, avalée par les débris, la poussière et la fumée. Un pas en avant - al sentit une petite poigne qui lia retenait ; une emprise légère et désespérée, là, sur le pan de sa veste. L’emprise appartenait à une toute petite main, et la petite main à un enfant, l’enfant, l’enfant sonné et silencieux, aux grands yeux écarquillés d’une horreur que sa raison n’effacerait plus.

Dash était tombée - mais eux, ils étaient encore debout.
Al ne pouvait pas prendre le risque qu’elle ait fait ça pour rien.

Ignorant les larmes qui roulaient sur ses joues, Gabrielle recula encore, un bras en travers des épaules de l’enfant pour lui intimer de rester derrière al. Sa main libre trouva la Pokéball de Rumble, en pressa le mécanisme - la Luxray apparut sur le champ de bataille, s’ébrouant en lia cherchant des yeux. D’une seule main, Gabrielle mima une explosion, agita les doigts pour signifier crépitements, et puis tandis son bras en direction de leur premier adversaire - celui qui se tenait toujours là, trop près ; ils finiraient par les prendre en tenaille s’ils ne faisaient rien et il y avait Lena, là-bas, quelque part, en arrière, qui leur disait finissez-le et elle devait savoir,
elle devait savoir ce qu’il y avait de mieux, pas vrai ?

Finissons-le.

Sitôt que Rumble s’élança, Gabrielle tourna les talons, souleva le petit corps transi d’horreur de l’enfant, et fit signe à Vlinder. « COURS ! » Cours, et ne te retourne pas. Cours, et même si c’est douloureux, de ne pas savoir, d’éparpiller des morceaux de soi, de ne pas regarder Rumble vaincre ou tomber, de ne pas chercher Dash, de tourner le dos et d’espérer sans pouvoir chercher,

on finit toujours morcelé sur les champs de bataille.

Il fallait continuer. Il fallait protéger.
Faire barrage - de son corps, de son âme, de ses bras serrés sur quelqu’un à sauver et de ses pas martelés pour hurler je ne veux pas mourir ici.

Courir - courir, tout droit, sans s’arrêter ; courir jusqu’à ce qu’ils soient à l’abri, et même si ça lançait, dans la cheville, et même si al boîtait un peu plus à chaque pas, et même si ça tirait, sur son bras, sur son épaule, son poignet, et même si ça brûlait dans les os dans les muscles et les tendons mais sans vraiment savoir d’où la douleur venait. Gabrielle resserra son étreinte sur l’enfant, dont al sentait les mains désespérément accrochées à ses vêtements, et laissa l’adrénaline faire son oeuvre - ignorer la douleur aux dépends des dégâts que forcer lui infligerait.

Qu’importe s’il fallait que la douleur reste - s’arrêter… S’arrêter, c’était mourir - al ne pouvait pas. Al ne pouvait pas mourir ici, al ne pouvait pas ; pour Liang, pour Valentino, pour Nathaniel, pour leurs parents, parce qu’ils avaient tous déjà trop perdu et qu’al ne pouvait pas devenir un autre de ces noms mémoire qu’on regrette et pour lequel on prie en demandant pourquoi.
Al ne pouvait pas - al ne voulait pas.

(Al ne pouvait pas bafouer ainsi l’héritage de Jeremiah.)

Al trébucha, s’écroula presque en atteignant le couvert de débris qui formaient comme un mur de pacotille entre al et le danger. Al ne lâcha l’enfant qu’une fois que ses genoux heurtèrent le sol, comme si ses jambes refusaient de lia porter et, les mains posées sur les bras du jeune garçon, lui offrit un sourire qu’al espérait rassurant, malgré la poussière et le sang sur son visage. « Tout va bien se passer, d’accord ? T’es pas tout seul, » et, tant qu’al vivait, il ne serait jamais seul.
Parce qu’il y avait eu, dans le regard qu’al avait croisé, tant d’une douleur si familière qu’al n’était pas capable de l’ignorer ; de retourner à sa vie, après, après, sans avoir ce qu’il adviendrait de cet enfant qu’on avait fait orphelin au moins d’un père.

(Xerneas, pitié, que sa mère soit là, quelque part, qu’elle soit sauve, qu’il la trouve.)

Gabrielle se redressa, lentement, grimace aux traits, en s’appuyant sur les débris, de sa main qui ne lançait pas de chocs électriques dans tout son bras. Al chercha le Léviator des yeux, ne trouva que son évolution, fronça les sourcils - jusqu’à ce que ses yeux, lorsque la poussière qui avait été soulevée par la chute d’un autre pan de la tour, discerne une silhouette, immense et sombre, inerte sous un tas de gravas.
À côté, Rumble, et- Où était passé le Pokémon de Vlinder ?

Gabrielle la chercha des yeux - elle était là, non loin, cherchant son regard à al après avoir donné des ordres à son Parasect. « Fais attention, » souffla-t-al, la voix rauque, avant de ramener l’enfant contre al. Il fallait qu’al la couvre, il fallait qu’al assure- Bon sang, il y avait quelqu’un d’autre, juste là, quelques mètres plus loin, dans l’ombre d’autres débris, non loin d’un Capumain qui-

Une minute.
Ce Capumain, ce Tortipouss..? Xerneas, elle avait l’air plus jeune qu’elle ; elle était là depuis le début ? Gabrielle serra les dents. Putain.

Elle leva la main, attendit.
Lorsque Rumble leva les yeux dans sa direction, Gabrielle mina une explosion avec son poing et ses doigts, puis désigna du bras leur nouvel adversaire - le colosse d’Obscurité aux prises avec- « LENA ! Lena, t’es où ?! » Al tourna sur al-même. Ne s’était-elle pas tenue non loin d’ici, avant qu’al ne rejoigne le couvert des débris ? Bon sang.

Serrant la main de l’enfant dans la sienne, al lui intima de se baisser, puis fit de même et sillonna entre les débris. « Eh, toi, » lança-t-al avec prudence, en approchant de la fille au Capumain - elle était pâle, avait l’air terrifié, et sa panique apparente avait étonnamment le mérite d’apaiser celle de Gabrielle. Si le monde s’écroulait, autour d’al, alors il fallait qu’al soit le pilier sur lequel ceux qui tenaient bon pouvaient s’appuyer. « J’m’appelle Gaby, j’suis ranger. T’es blessée ? » Ses prunelles glissèrent sur l’adolescente pleine de poussière, puis sur le jeune garçon qui s’était collé à al.

Ses doigts glissèrent sur une autre de ses Pokéballs - il lui semblait sentir que le mécanisme était ébréché ; le bouton semblait jouer à moitié dans le vide. « J’vais sortir mon Steelix, il va nous protéger, okay ? » Il lui fallut forcer, forcer pour entendre le clic familier et rassurant, et que l’immense silhouette du Steelix se dresse, de l’autre côté des débris, entre als et le danger, forteresse imprenable qu’il faudrait détruire pour les atteindre - fabuleuse égérie de son propre nom.
Il s’agita, nerveux - parce qu’il l’était toujours lorsque des humains l’entouraient - puis s’immobilisa, la tête levée en direction du Léviator, lorsqu’il sembla réaliser la gravité de la situation. Plutôt que de se tasser, il se redressa alors, de toute sa hauteur, de tout son aplomb.

Ce seul geste en promesse - il ne laisserait rien les atteindre.