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Perdu dans le vague, ton regard suivait la ligne de l'horizon, où se précipitaient les nuages et le soleil descendant progressivement, se préparant à laisser sa place à la lune. Tu revenais souvent ici, sur cette plage, ce sable et ce vent chaud, vent marin, te berçant des souvenirs de la première fois où tu crus apercevoir Romeo. Sa silhouette que tu reconnaissais au travers n'importe quelle foule — tu l'avais tant dévisagée, tant détaillée, incrustant chaque détail dans ta mémoire. Instinctivement, tes doigts jouèrent avec les boucles d'oreilles qui ne quittaient jamais tes lobes. De ce passé ne restaient que volutes de fumées auxquelles tu t'accrochais obstinément, tout en avançant. Il était ce fantôme hantant ton coeur et tes songes ; cette présence qui t'habitait pour toujours. Une partie de ce coeur battant ta cage thoracique lui appartenait pour l'éternité. It was almost love.  

Aujourd'hui, il avançait de son côté, côte à côte avec ta personne malgré tout, parrain de ta petite fille et son quotidien lié à celui d'un autre. La frayeur quand il s'était effondré sur scène ne t'avait toujours pas quitté (les cauchemars dérangeaient encore tes nuits). Tu espérais que le bonheur se loge au creux de ses mains, il ne méritait pas moins. Et sur tes lèvres, un soupir qui s'échoua alors que tu te dirigeas vers les artères de la ville sans trop savoir où tu allais, ce que tu ferais. Depuis toujours, Kalypso passait des week-ends chez son père; mais à chaque fois, son absence te plongeait dans une profonde errance, alors que tu cherchais vainement à t'occuper. Et à cette heure-ci, ta salle de sport était fermée.

Faisant halte en atteignant un banc, tu t'y échouas en sortant une cigarette de son paquet, l'allumant par la même occasion. Intoxiquant tes poumons sans trop de pitié, tu relâchas la fumée dans les airs, observant les spirales formées distraitement. Autour de toi, la vie continuait de se dérouler, insensible à ton état particulier — qu'il était étrange que tout soit différent et identique à la fois, que tout ait changé sans vraiment se modifier pour autant.

Au loin, les rires des fêtards résonnaient, au travers les voix un peu plus fortes des disputes qui mèneraient inévitablement à des bagarres. Tu connaissais cette ambiance, tu n'étais pas étrangère aux soirées trop arrosées, aux esprits embrumés de substance et au sang chaud qui n'attend pas de comprendre la situation avant de taper. Non, tout ça, tu l'avais bien connu. Ton adolescence entière représentait cette turbulence et ce besoin d'évasion, qu'importe comment tu l'obtenais.

Mais à présent, il n'y avait plus que ces clopes comme mauvaises habitudes. Même s'il était complexe, par moment, de ne pas replonger. Tu avais toutes les raisons de tenir. Toutes les raisons de rester déterminée.

((et ce pincement au coeur quand tes réflexions naviguaient vers cette adolescence)) tous ceux délaissés, abandonnés, quand ta décision de partir te mena à Lentis. Tu les avais laissé en arrière dans une bâtisse qui n'avait rien d'un chez soi.  Comment s'étaient-ils débrouillés une fois que tu n'étais plus là pour être leur bouclier ? Tu ne voulais pas y penser. L'amertume et la culpabilité étaient bien trop fortes. Étouffantes.

La vie continuait, suivait son cours, fleuve qui ne cessait de s'écouler — il y avait le bruit des vagues étouffé par les voitures et les passants, les talons-aiguilles claquant sur la chaussée et les oiseaux qui piaillaient. Oui, définitivement, la vie ne se mettait pas sur pause qu'importe à quel point tu avais l'impression qu'elle s'écoulait beaucoup trop rapidement.

Le temps contre vous. Le temps t'effrayant ; t'angoissant — Kalypso avait déjà quatre ans. Il te semblait que c'était hier que tu la serrais tendrement dans tes bras à l'hôpital, qu'on t'expliquait les handicaps l'affligeant, que tu recherchais des établissements spécialisés pour les avoir sous la main lorsqu'elle aurait l'âge.

Une autre bouffé de nicotine alors que tu laissais ton regard suivre les habitants qui défilaient ici et là, observant les petites boutiques présentes. Aucune idée de comment passer le temps, aucune idée de la raison de cet état émotionnel que tu ne pouvais même pas décrire. Mais ce n'était pas grave.

Le temps finissait toujours par passer.

i wanna cry, i wanna learn to love

Pouvait-on oublier le fantôme d'un premier amour inachevé ? Celui encore sur le bout de la langue, celui aux "et si" répétitifs, à l'avenir continuellement réécrit dans un lit d'orphelinat. Il revenait si fréquemment dans tes pensées quand bien même votre quotidien s'était placé, qu'il faisait partie du tien. Ce quotidien si régulier, toujours rythmé par la même routine.
Tu étais épuisée, Amaryllys. Les cauchemars apaisés suffisamment pour te permettre de te reposer adéquatement avaient resurgit. La vie que tu tenais entre tes mains semblait si prompte à dérailler. Tu étais épuisée, Amaryllys. Venant à te demander si un jour, être sobre se faciliterait. Si ton corps perdrait ce réflexe de réclamer engourdissement et oubli dès lors que rien n'allait. Ce serait si aisé, baisser les bras, jeter les armes ((mais tu refusais cette vie à ta fille)). Lui promettait une enfance, une adolescence et une vie adulte aux côtés d'une mère entièrement présente. Qui assisterait à chaque moment important, chaque instant marquant ; ne manquerait strictement rien.

((Tu ne la laisserais pas tomber, ne lui imposerais pas ce que tu avais connu)) les soirs vides et froids d'une mère absente mentalement, incapable de se lever du divan pour préparer le repas. À devoir se hisser sur la pointe des pieds pour glisser de la nourriture congelée dans le micro-onde afin de pouvoir s'alimenter. Tu ne lui infligerais pas la douleur puissante d'inconnus l'arrachant au foyer qui n'avait rien d'une maison, mais restait une illusion de sécurité. Non. Kalypso grandirait entourée et aimée, soutenue et encouragée. Tu lui en avais fait la promesse à l'instant où tu eus conscience de son existence dans ton ventre. Tu serais tout ce que tes parents ne furent jamais pour toi.

Et tes réflexions un instant dérangées par un petit insecte s'incrustant sur le banc, t'arrachant un sourire tendre. Tu n'eus néanmoins pas le temps de la caresser que son dresseur la reprit en s'adressant à toi. Attrapant dans ton sac ton cendrier portatif, tu éteignis ta cigarette après avoir tiré une dernière fois dessus. Tu n'allais pas ajouter des déchets sur les rues. Il y avait un soleil dans sa voix qui contrastait tant avec les nuages tapis dans la tienne ; ces accumulations de condensation rappelant le chemin parcouru jusqu'au présent. Tant d'obstacles et d'embûches qu'il avait fallu contourner, soulever, traverser. Mais tu y étais parvenue. Oh non, pas du tout ! Elle est vraiment adorable. Elle possède un petit surnom ? Il n'y avait pas vraiment de types qui te mettaient mal ((il y avait que les billes trop rouges de créatures agressives et sanglantes qui habitaient tes cauchemars)) et ceux de ton enfant.

Tu rangeas ton cendrier et te décalas légèrement pour lui laisser de l'espace, assumant (sans doute à tort) qu'il souhaitait s'asseoir avant que son insecte ne s'invite. C'est moi qui aie sûrement dérangé avec ma fumée et en prenant toute la place sur le banc. Mais parfois, tu mettais ton sac à tes côtés pour dissuader l'humanité de s'incruster dans ta bulle qui demandait de temps en temps beaucoup, beaucoup d'espace. Mais pour l'heure, ça allait ((la nostalgie traçait tes réflexions et peignait ton regard, sans quémander solitude et air exempt d'autres humains)). Vous pouvez vous installer, si vous le souhaitez. Je voulais observer le coucher du soleil. Il est particulièrement beau à Ike Kai. Avec la plage et son sable argenté en arrière plan, et l'eau qui revenait continuellement sur le rivage, son écume si claire et blanche s'y échouant.