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Le soleil n’est pas encore couché lorsque, le camp monté, je m’écroule finalement sur mon matelas. Éreinté mais reposé ; la fatigue physique d’une seule journée et pas le poids du monde à porter, j’observe les hauteurs qui s’assombrissent. Il fait plus obscur, ici, que dans les bois où j’ai trouvé refuge pendant des jours. La lumière de la lune est avalée par l’un des versants de la crevasse qui m’entoure, et son éclat ne parvient pas à porter jusqu’ici.

Le vent siffle, loin, en haut, et le bruit s’emmêle à ce que je soupçonne être le cri de Pokémon que j’espère ne pas croiser. Mimiqui veille, Mettle à ses côtés, parées à prévenir et puis à défendre, à avertir et puis à combattre. Je peine à détacher mon regard du ciel ouvert, de crainte d’y voir un prédateur plonger et fondre droit dans notre direction. Que les odeurs ou les bruits les attirent, attisent leurs instincts chasseurs…
La zone est étroite par endroits - combattre ne sera pas aisé. Mais j’espère que l’idée repoussera aussi les Pokémon venus des hauteurs et qui devraient réfléchir à deux fois avant de voler, incapable de le faire librement sans risquer de s’y blesser.

Comme je crains que ma voix n’attire l’attention des créatures qui ne nous ont pas encore remarqués, j’ai troqué l’enregistreur au profit de mon éternel carnet - celui plein de notes sur Haptos, le Volcan, Adamantia, la Crevasse et la Caverne, des listes, des calculs, des idées et des gribouillages maladroits dessinés pour occuper mes mains pendant mes réflexions. Il a pris des plis, et l’encre a bavé sous la pluie - il a vécu, il porte un peu de l’histoire de ces derniers mois à mes côtés.
Chaque fois que ses pages fines craquellent sous mes doigts, que je relis les premières lignes, j’ai lu le texte des stèles ; les Pyrax sont dans le Volcan ?, je me souviens d’où je viens, de ce qui m’a conduit là où je suis, cette nuit. Pas à pas, souffle après souffle et coup après coup - même si je peine, parfois, à donner du sens à tous mes gestes…

Je lis, je lève les yeux et je me rappelle ce que je fais là.



J’ai atteint la crevasse, j’ai monté le camp. Je crois que je suis encore dans les temps de ce que j’avais prévu, alors… Et puis, de toute façon, j’ai pu recharger un peu mes provisions dans le refuge de ce type, Ethan.
C’est ambitieux comme projet, son truc, perdu aux fins fonds des zones sauvages d’Adamantia. On m’avait dit que les gens d’Hoarford étaient pas derniers à sortir de chez eux, mais j’avoue que j’aurais pas imaginé ça tout seul.

Ça me fait du bien, je crois, ce genre de projets, ce genre de personnes. Des fois j’oublie un peu que je suis pas tout seul à avoir Lentis et les Pokémon à coeur, parce que j’ai toujours eu l’impression de vivre le truc beaucoup plus intensément que les autres, à cause de… Ouais.

Ce type vient pas de Lentis, en plus.
J’en connais plusieurs, qui viennent d’ailleurs… De régions où il paraît qu’il n’y a pas de terres sauvages comme les nôtres, que tout est industrialisé, partout, que c’est différent, moins menaçant, qu’on n’apprend pas à se protéger des Pokémon comme on le fait ici.
Quand ils découvrent que Lentis est différente, qu’elle murmure, que ses Pokémon sont hostiles et qu’il y existe des dangers comme ceux qu’Ivanna a jetés sur nous, ils prennent peur.

Ils ont sûrement raison.
Je ne sais pas ce que c’est que de découvrir un monde aux airs hostiles comme le nôtre quand on n’y a pas été habitué. Mais je pense à des gens comme Eylian, qui viennent de grandes villes comme New Pyra, entourées d’autres grandes villes et de plus petites villes et de très peu de terres sauvages, qui n’ont jamais vraiment eu peur, avant, je crois, et qui ont manqué mourir ici parce que quelqu’un a décidé de maudire une région entière.

Les Lentois eux-mêmes n’auraient jamais imaginé ça.
Alors, quelqu’un qui ignore tout de chez nous ?

Un soupir, entre mes lèvres. Je soulève un peu la manche de mon blouson, écarte les couches de vêtement et toise d’un oeil mauvais les cicatrices qui s’étalent sur mon poignet. Les médecins ont dit qu’elle était belle, ou propre, mais j’aime pas ces mots - c’est pas beau une cicatrice, c’est moche, c’est laid et ça raconte des histoires pires encore ; des récits qui ne devraient pas exister.
Mon regard à la dérive, les doigts gelés, je baisse ma manche, pose mon stylo et tends les mains en direction du réchaud.

Je me souviens d’une époque, un peu lointaine, où l’on murmurait, à Harmon’île, que j’étais un mauvais présage. Que ma présence n’était pas anodine, que ça ne pouvait pas être rien - les plus superstitieux murmuraient que j’invoquerai, sur le camp, un malheur terrible et que rien ne pourrait nous y soustraire ; qu’il serait, ce jour-là, trop tard pour regretter de m’avoir accueilli.
J’ai compris, à l’instant où je me suis approché de la tente bondé, pleine d’une foule amassée devant l’écran, occupée à murmurer et à rugir et à trembler et à pleurer, et que j’ai aperçu les traits d’un visage que j’aurais dû reconnaître et attrapé des mots plus froids que les brises qui balaient l’endroit où je me tiens, que leurs craintes avaient été exaucées.

Que leurs terreurs avaient pris racine dans le terreau de mon ignorance - qu’elles avaient pris naissance dans le noyau de mes mémoires enterrées. Ce n’est pas qu’Harmon’île qui a payé son accueil - c’est Lentis toute entière. Lentis, frappée, blessée, déchirée, apeurée ; les Lentois qu’on a forcé à ployer, et tant- Tant de blessés, tant de morts, en mon nom et- Et je ne comprends pas ce qu’elle me veut.
Qui est-ce qu’elle est, qui elle me veut, pourquoi n’a-t-elle pas dit mon nom aux écrans, qu’est-ce qu’elle sait que j’ignore, pourquoi je suis parti - parce que je suis parti, pas vrai ? Si elle me cherche c’est que je me suis enfui, et si je me suis enfui ça veut dire que- Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je cille, soupire.
Je retombe inlassablement sur les mêmes interrogations, sur les mêmes pensées vaines qui ne mènent à rien. Je ne sais pas. Elle possède le tableau complet du puzzle de mon histoire aux pièces éparpillées. Les réponses, je ne peux pas les lui arracher sans me mettre en danger - et là-bas, où que ce soit, quoi que soit Aureas, si j’en suis parti, je ne veux pas y retourner. Si leur dirigeante est capable d’employer tant de moyens, qu’ont-ils d’autres ? De quoi est fait leur monde, leur vie, pourquoi est-ce qu’on ne sait rien ?

Je récupère mon carnet, balaie les pages, griffonne.

(Je dois demander à Alice ce qu’elle sait d’Aureas et d’Ivanna.)
Lui demander pourquoi elle ne m’a rien dit, et comment les Fleurs peuvent-elles encore briller là-bas, et qu’est-ce qui a écarté les Schneiberg des rassemblements du Solem, et pourquoi on les a effacés, et pourquoi-

Un sursaut - j’abandonne sur le sol de la tente carnet et stylo et me redresse dans l’instant. Unseelie s’est déjà élancée en avant, en direction du bruit, indéchiffrable, qui m’a arraché à mes pensées. Oneira lui a emboîté le pas, et je m’avance à leur suite avec prudence, avisant les alentours pour m’assurer que rien ne vise mon campement.
Je n’aperçois la silhouette d’un Strassie, dont les joyaux brillent d’une lueur douce sous l’éclat de ma lampe, qu’à l’instant où Unseelie jette ses bras d’ombre en avant.

Je continue de maudire ces batailles, quand bien même je les sais nécessaires. Je continue d’exécrer blesser, de haïr déranger - et elle est infernale, l’idée ; l’idée d’abîmer ces terres que je chéris plus que ma propre vie, l’idée de bousculer, l’idée de m’imposer, simplement parce que je l’ai décidé, et sans même vraiment savoir ce que je suis venu chercher.

Les créatures s’enfuient, simplement repoussées par les miennes, et je les regarde disparaître sans l’ombre en songeant que j’ai peur, au fond - peur de finir par être insensible à ces choses-là, peur qu’un jour elles ne m’affectent plus. Peur- Peur de m’habituer à cette violence qui n’est pas la mienne mais qui le devient un peu.
Qu’est-ce qu’elle fait de moi, si je la laisse germer, prendre raciner et grandir ? Qu’est-ce qu’elle fera de moi, si je la laisse s’installer sans tenter de la déloger de mes entrailles ?

Je ne veux pas me réveiller, un jour, et que ça ne me touche plus, que ça ne me fasse plus rien ; je veux aider, je veux sauver, je suis las - las de détruire, las de faire des cendres du bout de mes doigts, las d’être poussé dans mes retranchements et pourquoi ? Pour un voyage sans but, pour un espoir idiot que je trouverais du sens à mon départ quelque part en trajet.
(Je continue d’interroger les raisons qui m’ont poussé à m’enfuir).

Celles qui font sens, celles qui en font un peu moins, les raisonnables et puis les irrationnelles, les égoïstes, celles qui m’intiment de rentrer, un jour, et celles qui m’appellent encore plus loin, celles qui murmurent peut-être et qui invoquent liberté.
Je me demande ce que sera devenue Lentis, quand je rentrerai ; est-ce qu’elle aura changé, est-ce qu’elle aura continué de tourner, est-ce qu’elle portera de nouvelles plaies ou est-ce qu’elle aura connu la paix ? Je me demande ce que c’est, de disparaître trois mois et de revenir sur le paysage défiguré de l’endroit qu’on a quitté, de réapparaître dans le confort d’un chez soi qui ne l’est plus vraiment puisque tout a été détruit, déplacé, remplacé…

Quelque chose se tord, sous mes côtes - comme la crainte de ce qui pourrait arriver tant que je ne suis pas là. D’imaginer qu’Ike Kai ou Harmon’île puissent une nouvelle fois être attaquées ; qu’Haptos puisse l’être aussi, que des protestations éclatent et bouleversent les rues de Lentis et mettent en danger ceux que j’aime et- (des images d’une nuit, au large d’Anthos, et puis d’une autre, chez moi, et d’une journée ciel bleu et pluies soudaines et gueules béantes) et-

(Pourvu que ça s’arrête, pourvu qu’ils aient la paix, pourvu qu’ils aillent bien), et mes doigts se referment sur la Pokéball de Redolent, à ma cuisse, (faites qu’eux aussi aillent bien) et même si c’est déjà trop tard pour certains. (S’il-te-plaît, Xerneas ; je refuse de croire que tu n’as pas le pouvoir de nous aider…)

Je n’ai plus osé la libérer, depuis la dernière fois. Elle n’a rien fait- Mais la possibilité suffit à me hanter. Qu’il soit possible qu’elle bascule une nouvelle fois dans la violence aveugle suffit à me terrifier, à me paralyser ; et je me demande si la garder enfermée suffirait à ralentir le processus ou si, une fois enclenché, il est trop tard pour faire marche arrière. Si elle est condamnée à se changer toute entière, à m’oublier et à ne plus voir en moi qu’un ennemi - que quelqu’un (quelque chose) à éliminer.

Si elle est condamnée à devenir comme eux ; l’Elecsprint de Verpré et puis la Carchakrok d’Harmon’île, (le Statitik d’il y a quelques jours). Est-ce que c’est vain, tout ça, partir, essayer d’inverser l’ordre des choses, est-ce que- (Y’a rien qui fait sens). Je me souviens avoir cherché, dans son regard, si ses prunelles avaient encore foncé ; si ses pétales s’étaient un peu plus cendrés, à la recherche d’un indice qui me dirait tu peux encore la sauver.
Je me souviens aussi d’avoir refusé de croire en la preuve contraire, en l’infection étirée sur son bourgeon et mon impuissance - je me souviens avoir tenté de me persuader que (non) et que c’était la peur qui s’évertuait à m’inventer des erreurs.

(Mais je sais, au fond, qu’elle est en train de m’échapper.)

La gorge nouée, j’inspire et, éclat de ma lampe jetée en avant, je m’aventure un peu plus avant, Unseelie et Oneira sur les talons. Méfiant mais curieux, toujours - je m’offre aux obscurités qui ne vont pas aux hommes et me risque malgré tout à les embrasser. Le halo de ma lampe torche n’effleure que des murs de pierre, de neige et de glace, que des aspérités à l’air tranchant que j’esquive avec prudence de crainte de m’écorcher dessus. « Y’a rien, ici, » je souffle, m’apprêtant à rebrousser chemin, lorsque ma lampe capture un mouvement, plus loin.

Une grisaille en mouvante au bas des rocailles, gris sur gris mais comme quelque chose qui m’intime de m’arrêter, un instant - juste le temps d’approcher d’un pas ou de deux pour savoir ce dont il s’agit, de quel Pokémon et-
Il relève la tête.

Je m’immobilise, presque aussitôt. La créature est petite, pas si imposante, pas vraiment inquiétante, mais- (J’ai Unseelie et Spododo, petites, toutes petites mais ô combien féroces) alors, je sais - je sais que ça ne veut rien dire et- Et, quand il ouvre grand la gueule, je sais d’avance ce qui vient. « Unseelie, recu- » Mais la créature est vive, en face - et ses crocs abîment le tissu du déguisement, crac quand la Mimiqui se dégage et j’avance d’un pas, de deux, « va-t’en ! » et pas trop fort, de crainte que ma voix porte trop haut, trop loin (qu’elle affole les prédateurs des hauteurs), mais dans l’espoir qu’il préfère fuir que de rester (l’espoir que ma taille le dissuade d’approcher, et qu’il nous fiche la paix).

Mon souffle soulève dans les airs des volutes de buée opaque, à mesure que mes exhalaisons brûlantes, feu de lassitude et de doute, se heurtent à la froideur glaciale de la crevasse d’Adamantia et de la poudreuse gelée qui craque sous mes pas. Le Pokémon est sans mal mis en déroute, peut-être blessé, peut-être effrayé, et je l’observe déguerpir avec le coeur un peu plus serré que je le voudrais. Parce que chaque coup m’écorche, moi aussi, et que c’est plus, parfois, que je n’imagine être capable d’en supporter.

Mais je ne veux pas oublier, sous aucun prétexte, jamais.
Je ne veux pas oublier ce qui faisait trembler mes mains par dessus la carapace brisée du Kabutops, ce qui m’a poussé à secourir un Statitik qui en voudrait peut-être à nos vies, ce qui m’a intimé d’épargner celui, aux teintes sombres et meurtrières, que j’ai croisé en arrivant dans les terres reculées d’Adamantia. Je ne veux pas oublier ce qui me fait mal et me rend chaque coup que j’inflige ; je ne veux pas oublier pourquoi je me bats ni toute la force que j’ai employée à ne pas devenir les desseins que j’ai quelquefois l’impression d’embrasser malgré moi.

(Comme si Lentis s’acharnait à me prouver que je ne peux qu’être mauvais, à l’image de ces pairs dont j’ai toujours prétendu être différent.)

Lorsque je tourne les talons pour m’en retourner en direction du camp, mes doigts se saisissent presque malgré moi du dictaphone au fond de ma poche, et je presse le bouton d’enregistrement avant même d’apercevoir la lumière réconfortante de mon feu de camp. « Je sais pas pourquoi je m’acharne à faire ça… À écrire, à parler, » à prendre des notes et à m’enregistrer. « C’est comme si j’avais besoin de ça pour ne pas oublier, comme si c’était la seule façon de me souvenir de ce que j’ai laissé et de ce que je suis en train de vivre, que j’ai pas tout inventé. » Que les jours écoulés ne sont pas des mirages noyés dans les flammes ; pas des oasis mensongers dessinés dans les ondulations de l’air que la chaleur répand par-dessus le foyer.

C’est comme craquer des allumettes dans le vide en espérant que les images ne s’effacent pas, et qu’il y a la paix, au bout du chemin. Vider les boîtes et espérer que la chaleur me garde éveillé (vivant) jusqu’à l’aube (jusqu’aux réponses) après laquelle je cours comme courent les hommes après les épiphanies. « Des fois je suis même pas sûr de savoir quoi dire, ni même d’avoir un truc à dire, mais- J’imagine que ça fait partie de ce qu’est ma vie de ces derniers jours. » Un ensemble un peu confus, des déambulations dans la neige comme à pieds (coeur) nus.

(Mais ne ferait-il pas tout aussi froid, chez moi ?)
C’était décembre éternel dans mes os, dans ma tête, sous mes côtes ; c’était pluies verglaçantes et diluviennes, givre et gel permanent. C’était comme avancer au hasard dans le froid des rues d’un trente-et-un décembre et contempler les coeurs et les sourires à la fête, de l’autre côté des vitres, halos de lumières orangés et moqueur dans la grisaille des allées. C’était comme se sentir loin de tout, loin du monde, loin des gens ; comme perdre pied et se sentir s’éteindre (devenir cendres).

Je crevais, là-bas - je crevais à petit feu sans trouver de raison de continuer, mais en continuant quand même par défiance à l’idée de renoncer.
(Je n’ai jamais cessé de vouloir voir le jour se lever.)

Un frisson remonte le long de mon échine, et j’éteins le dictaphone en réalisant que je me suis tu. Je lève le nez en direction du ciel ouvert par dessus les hauteurs de la crevasse ; une étoile tombe et trace une raie de feu dans l’obscurité piquée de poussières luisantes à l’infini. J’inspire, soupire, je ferme les yeux. Une brise souffle et balaie la chaleur du foyer loin de moi.

(Je laisse les belles choses de ce monde, soustraites à mes horizons, m’emporter.)

J’ouvre les yeux sur la sensation d’avoir sombré - gelé et les muscles endoloris par le froid, les dents qui claquent et tout mon corps en protestation. Je me redresse sans tout comprendre - sans savoir comment j’ai pu m’endormir sans rentrer dans ma tente, comment j’ai pu laisser mon feu s’éteindre, ni ce qui m’a tiré des méandres de mon sommeil inconfortable. Sensation rampante de flou et de lourd, sur les paupières et entre les côtes, j’inspire et réprime un bâillement.

Oneira pousse un cri, dans mon dos, et s’extirpe de la tente, curieuse de me voir m’agiter. « Salut, toi, » je souffle, tout bas, pas certain de savoir l’heure qu’il est, sinon que la nuit est profonde et que le vent, dans les hauteurs, s’est mis à siffler plus fort. Je tends les mains par dessus le feu éteint dont les cendres rougeoient encore un peu, chaudes et réconfortantes. Pas éteint depuis longtemps, donc ; et je me dis que c’est peut-être le froid soudain qui m’a réveillé, et-

Battements d’ailes.
C’est ça, le bruit que j’entends, ce quelque chose de régulier et qui résonne et qui ressemble, de temps à autres, au bruit que ferait une bâche frappée par le vent. Des grandes ailes, donc, et la réalisation glace quelque chose dans mes veines tandis que je lève les yeux au ciel, en direction de l’ouverture étroite de la crevasse. Trop étroit pour voler, ai-je lu plus d’une fois en me renseignant sur l’endroit.
Des tas d’immenses créatures ailées gardent les hauteurs de la crevasse sans vraiment pouvoir s’y glisser - pas sans un détour de plusieurs heures. Quoique ce soit, il ne pourra pas plonger jusqu’à moi… Pas vrai ?

(Je n’ai pas peur - pas à proprement parler).
Mais je connais le danger des Pokémon qui habitent dans les terres reculées des îles ; leur hostilité à l’égard des hommes qu’elles côtoient si peu. Je suis une proie, et facile, qui plus est - un étranger sur leurs terres, un humain dont la simple présence suffirait à attiser la méfiance, la peur ou la colère.
Unseelie s’est glissée à mes côtés sans que je la remarque - et je sursaute presque lorsque sa présence m’effleure et que je baisse les yeux sur elle. Les siens sont levés vers le ciel, comme si elle avait elle aussi perçu la menace.

Une ombre passe.
Quelque chose de grand, d’imposant, de- J’ai l’impression de voir Dichotomie. L’impression de discerner sa silhouette en vol dans le clair-obscur d’un ciel nimbé de l’éclat blafard de la lune. Une silhouette immense et qui me laisse confus et bouche bée, à contempler son ballet qui disparaît dans la distance.
Mettle, plus loin, s’agite et pousse un cri aigu avant de s’envoler, comme lancée à la poursuite de ce semblable qu’elle ne rattrapera jamais.

Mon coeur se serre, malgré moi, quand je me rappelle brusquement de la réalité (Dichotomie ne pourra plus voler). Peu importe ce que ce Bruyverne qui rôde cherche, il est plus libre que ne le sera plus jamais celui qui m’a sauvé. Celui qui a payé de mes erreurs, payé de la décision qu’Alice a prise pour moi.
J’ai privé Dichotomie de sa liberté, de son vol, de ses ailes ; à tout jamais cloué au sol par ma faute (et mon poignet lance, soudainement, comme en rappel amer des débris éparpillés de mes os sous les plaques et les vis fixées sous ma peau recousue ; patchwork immondes d’un tas de sutures entrelacées).

Et Mettle- Mettle comme un héritage ; celle qui vole encore - celle qui était blessée, aussi, mais qui a pu embrasser de nouveau le ciel et le vent. Mettle qui s’en revient vers moi, vaincue mais heureuse, un cri aigu dans la gorge, enjouée lorsqu’elle s’accroche à mes cheveux et insensible à mes tourments humains.
(Faites que mes mains ne la clouent pas un jour au sol à son tour ; faites que son foyer soit toujours le ciel - faites que mes ravages ne la tuent jamais.)

Je porte l’héritage injuste d’erreurs qui n’étaient pas les miennes ; le poids de mes décisions et leurs conséquences même les plus terribles et les plus cruelles. J’y ai songé, un millier de fois : et si j’étais parti ? Si j’avais évacué, comme les autres, si je ne m’étais pas (acharné) à rester, à combattre, si j’avais écouté ma raison plutôt que ma colère…
Est-ce que les choses auraient été différentes ?

Est-ce qu’elles auraient été meilleures, est-ce que l’issue aurait été moins tragique, est-ce que le récit se serait déroulé de la même façon, (est-ce que j’ai servi à quelque chose) ?
Est-ce qu’Eylian serait resté, est-ce qu’il aurait été blessé, et Dichotomie, et est-ce que quelqu’un d’autre aurait mieux tenu tête à la Carchacrok, et est-ce que- (Fait, c’est fait), c’est comme ça, gravé dans le marbre, figé, béton coulé qu’on ne peut plus réécrire ; pourquoi est-ce que je m’évertue à essayer ?

C’est douloureux, d’aligner les et si et de réinventer la fin d’histoires déjà condamnées, c’est cruel, sadique envers soi-même - je ne sais pas pourquoi je fais ça, c’est plus fort que moi, et même si je sais que ça fait mal et que je n’en tire que des regrets, que des j’aurais mieux fait, et même si j’essaie de m’en empêcher et d’avancer et de voir l’horizon je-
C’est comme s’il fallait que je revive mes tourments sous tous leurs angles pour qu’ils n’aient plus de secrets pour moi, pour apprendre comment les empêcher de se reproduire.

Je songe, parfois, que j’aurais peut-être été différent si mon passé ne m’avait pas été dérobé ; mais c’est comme une urgence, désormais - de tout retenir, de tout décortiquer, d’être certain de n’oublier aucun détail car qui sait ce que j’ai perdu (j’ai encore plus peur de mon histoire depuis que je sais que j’ai, d’une façon ou d’une autre, échappé au joug d’Ivanna).
Allongé sur le matelas fin qui me sépare du sol depuis que la silhouette de la Bruyverne a cessé de tourner dans les hauteurs, le feu rallumé, mon bras en travers de mon visage et les yeux fermés, j’inspire.

Je ne sais même pas où ça mène, tout cas, où est-ce que je- Du bruit, sur ma droite ; tissu froissé qui m’oblige à tourner la tête. « Unseelie ? » je souffle, tout bas, tandis que je me redresse avec prudence pour chercher l’origine de sa méfiance soudaine.
Les flammes qui dansent jettent sur les parois de la crevasse des ombres inquiétantes, silhouettes indéchiffrables, obscurités épaisses qui font les cauchemars des enfants - j’en ai eu peur, moi aussi, et c’est Oneira qui m’y a toujours soustrait. « Qu’est-ce que t’as vu ? » Je me lève, lentement, un peu engourdi (fatigué), et lui emboîte le pas tandis qu’elle avance avec prudence.

Les autres dorment encore - mis à part Mettle, que j’entends battre frénétiquement des ailes à intervalles réguliers -, fatigués par la journée, par le trajet, par les températures, et même si je les ménage autant que je peux ; c’est un voyage auquel nous n’étions peut-être pas si bien préparés mais- (j’ai confiance en nous).
Adamante a survécu, trois mois, dans les tréfonds de Calléis et bien moins renseigné, bien moins prêt, bien moins équipé que je ne le suis - j’ai toutes les chances de mon côté, tant que la météo demeure clémente.
(Je remercie Xerneas pour chacun des ciels dégagés sous lesquels j’avance au fil des jours.)

Un cri, faible, à mes pieds - un quelque chose d’à peine audible, fait pour attirer mon attention. Je braque ma lampe en direction des alentours et- Oh, un- C’est un Escargaume, recroquevillé dans sa carapace, pas l’air menaçant- « ’seelie, fiche-lui la paix, il a rien fait- Viens, » je lance, un peu las, déjà prêt à tourner les talons.

« Unseelie, » je lance, un peu plus abrupt, un peu plus sévère - tiraillé par ma fatigue et ma lassitude, par la crainte que notre présence, qui effraie l’autre, finisse par attiser ses instinct d’attaque pour nous chasser. C’est trop près du camp, les risques sont trop grands, les bruits de batailles attireraient d’autres Pokémon et nous ne serions plus en sécurité - je ne peux pas la laisser prendre ce risque-là au nom d’une créature qui ne nous a pas montré d’hostilité. « J’vais pas répéter quinze fois- Reviens ou c’est Pokéball. »

La Mimiqui lève vers moi deux prunelles à l’air perplexe, comme si elle comprenait mais qu’elle doutait, pesant le pour et le contre entre son instinct et ma décision. « C’est pas sujet à négociations, ‘seelie. Tu viens, maintenant, » et mon pied la bouscule d’un rien, en sens inverse, direction d’où l’on vient.
Elle proteste mais, à la suite d’un ultime regard en direction de l’Escargaume, qui n’a toujours pas bougé, elle finit par céder et me devance de quelques pas en direction du campement.

Là-bas, rien n’a changé, rien n’a bougé, tout est paisible et mes Pokémon sont encore assoupis. Il n’y a que Lychnis, qui lève la tête, bâille et s’étire à notre approche, et auprès de laquelle je me glisse pour un peu de chaleur en plus du feu qui crépite et me brûle les joues. Je sens la fatigue peser sur mes paupières, mais quelque chose me tient éveillé, sans que je sache bien quoi ; comme une crainte de m’assoupir, une peur des dangers qui rôdent et de n’y être pas préparé.

Je le répéterai mille fois : je n’ai pas peur des Pokémon ; mais je continue de craindre pour ma vie. Je sais… (J’ai vu de trop près la capacité qu’ils ont de me l’ôter). J’aurais pu mourir entre des crocs furieux et affamés, (perdre ma main, mon poignet, mon bras tout entier et je continue de me rappeler la douleur et la sensation des gouttes tièdes, poisseuses, qui coulaient sur mon visage et- nausée). Je sais le danger, les risques, leur puissance, mais je n’ai pas peur de leurs instincts, parce qu’ils sont évidents, logiques, répondent à des schémas précis, connus, déchiffrés des milliers de fois par les rangers, les vétérinaires et les comportementalistes.

Ils n’ont pas la fourberie des hommes, pas leurs masques, pas leurs paraîtres, pas leurs faux-semblants ; ils n’ont qu’eux-mêmes et leur désir de vivre et de protéger - territoire, provisions, progénitures. Ils ne sont pas cruels, ils ne sont pas calculateurs, ils ne sont pas menteurs ; c’est pour ça que je ne les ai jamais craints.
Ils ne vous sourient pas pendant des mois pour déchiqueter vos chairs sitôt votre dos tourné - ils vous sautent à la gorge, gueule béante, les intentions évidentes. Ils n’ont que faire de votre nom, de votre statut, de vos origines, de vos secrets - ils n’en font pas des armes pour vous mettre à terre ou vous manipuler.

Ils sont un équilibre - ils ne bousculent pas l’ordre des choses pour une chaise manquante et gamin perdu (ils les dévorent avant qu’ils s’enfuient ou se tuent).

Le jour s’est levé depuis longtemps - mais la clarté peine encore à atteindre les tréfonds de la crevasse où j’ai repris ma route. C’est Lychnis qui m’a tiré du sommeil, agitée, turbulente - elle feulait et miaulait et crachait et, tout autour d’elle, les autres s’agitaient. Sorti dans la pénombre d’une nuit pas encore terminée, j’ai dû plisser les yeux pour comprendre - discerner les silhouettes qui se tenaient là-bas, dans les ombres des irrégularités des parois. Plusieurs paires d’yeux où la lumière de ma lampe se reflétait, leur donnant des airs de spectres inquiétants - des nuances de noir, de gris et de rouge ; toute une ribambelles de Flamiaou et de Matoufeu curieux, étrangement paisibles aux alentours du campement.

La dernière fois que j’avais vu Lychnis ainsi - méfiante et agressive et féroce -, c’était la première fois que je la rencontrais - et, même malade et blessée et affaiblie, elle lacérait mon bras sans répit.
Je n’ai pas compris - pas compris son agitation soudaine, sa colère et toute la force qu’elle mettait à vouloir chasser ceux qui lui ressemblaient. Alors, comme elle ne se calmait pas, je l’ai approchée, j’ai tendu les doigts et- Et j’ai additionné d’autres plaies, un coup de griffes sur le bord de la main et (quelques nausées).

Chaque mouvement lance encore, sous le pansement - et la nuit a été courte et éreintante. J’ai fini par la rappeler à sa Pokéball, bon gré, mal gré, mais les félins n’ont pas délogé. Je les ai entendus traîner autour du camp, rôder, griffer les rocs et creuser la neige pendant des heures - et tous les bruits peu familiers et trop vivants n’ont eu de cesse de me réveiller, malgré la paix relative de Caligo, et de Mettle, dehors. J’ai gardé Oneira et Unseelie à mes côtés, de crainte de la première ait peur et que la deuxième engage un combat stupide.
Les bruits ne se sont tus qu’à l’aube, et j’ai volé au lever du jour une heure de sommeil pas si réparateur que ça.

J’étouffe un bâillement dans le creux de mon coude, et puis j’étire ma nuque et mes épaules. L’Haydaim à mes côtés, progresser à pied est plus facile depuis que mes pas ne s’enfoncent plus dans la neige. Presque que de la roche et de la glace - et des crampons fixés sous mes semelles pour ne pas y glisser -, quelques tas de névé dans lesquels je ne m’enfonce pas.

C’est lorsque je me baisse pour en ôter un caillou qui m’ennuie que j’aperçois des tâches carmines, sur la neige tassée - des traînées rouges, un peu diluées, récentes, quelque chose tremble en moi. J’observe où les traces mènent - là-bas, un peu plus loin dans un renfoncement des rocs. Un pas, un autre - qu’une seconde d’hésitation avant d’avancer (je choisis le coeur, et puis les horreurs, peut-être, aussi, celles qu’on se grave sur la rétine si on songe qu’elles valent la peine de s’y blesser).

Je préfère savoir que de dessiner des peut-être supplémentaires dans mes idées pendant le restant de mes jours ; et si un Pokémon est blessé, peut-être que je pourrais le ramener au refuge ? C’est pas si loin (moins de vingt-quatre heures), et ça pourrait sauver, et- Un Marcacrin, bien vivant, le groin plongé dans la chaire d’une baie rouge qui répand son jus dans son pelage et sur la neige.
J’inspire - et je ris. Un peu étranglé, un peu absurde, un peu rassuré ; mes doigts glissés sur l’encolure de Caligo, et du soulagement partout dans les os.

(Pas d’autres horreurs.)