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« Tu vas voir ton autre pote, là ? Encore ?
— Oui… ? Il y a un problème ?
— Non y a pas de problème. »

Le ton est sec et cassant, brûlant aussi. Il y a effectivement un problème à ses yeux mais elle ne le dira pas, retranchée dans son esprit blessé. Les demandes d’explications restent sans réponse, les concessions restent vaines. Elle s’est figée dans ses convictions. La marche arrière n’existe pas et les virages non plus. Aller simple vers la souffrance, en empruntant l’autoroute de la colère et le pont de la tristesse, qui enjambe le fleuve d’abandon, au gouffre infini et terrifiant. Elle s’en va, comme ça, regard vacillant et poings serrés.

« … Attends ! On se rejoint ici, après ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre puisque c’est elle que tu voulais aller voir ?
— Mais… »

Elle n’est déjà plus là. Son dos cache les larmes et sa gorge ravale les sanglots. Ne pas faire de bruit, ne pas déranger, alors même qu’elle vient de s’énerver violemment. Paradoxe ridicule pour ce mantra qu’elle continue pourtant de suivre à la lettre. Ce qu’on s’est répété un million de fois ne se défait pas facilement. On n’échappe pas à des mécanismes et des réflexes si profondément ancrés.

Violet fuit, sans plus de considération aucune pour celle qu’elle laisse là, abasourdie, en pleine rue. Elle serre les poings si fort qu’elle se meurtrit les paumes, cède aux vagues de larmes, au tsunami de ses émotions. La tempête rugit dans sa tête, entre colère, haine et désespoir. Elle avance au radar, sans savoir où ses pas la mènent, sans prêter attention aux passants, à peine à son environnement et c’est tout juste si elle s’inquiète d’éviter l’accident lorsqu’elle traverse la rue.

Elle finit par se laisser tomber sur un banc, dans un parc dont elle ignore le nom, face à une aire de jeux pour enfants. En cet instant, elle les voit à peine, flashs kaléidoscopiques qui tanguent devant ses pupilles inondées. C’est comme la lanière de son sac de toile, qui lui scie pourtant l’épaule droite ; elle ne la sent pas. C’est un cataclysme qui a eu lieu dans son cœur, le laissant dévasté, retourné, fragile et recroquevillé. Elle ne pleure plus — ne pas effrayer les gamins, ne pas se donner en spectacle — mais se tient assise comme pour se cacher ; en boule, les genoux ramenés contre la poitrine. Cette poitrine qui la dérange, d’ailleurs, contre laquelle elle a envie de frapper, mais plus rien ne sort. Épaules affaissées, elle a pourtant l’air de l’être humain en détresse qu’elle est. Mais quand un enfant s’approche, elle essuie rapidement ses joues, déplie ses jambes et sourit.

Tout va bien. Absolument pas, mais tout n’est qu’une question de paraître. Sourire, elle a l’habitude. Bouclier parfait qui masque les séismes intérieurs, les abîmes qui s’ouvrent et les volcans qui explosent. Il ne faut rien dire, ne rien montrer, et elle triture le bas de ses manches, par habitude, et pour s’assurer qu’elles cachent bien ce qu’il y a dessous. Cette mécanique abîmée, infectée du poison de la jalousie et d’un trop grand désespoir. Cet enfant perdu qui se sent juste abandonné. Elle regrette qu’il y ait déjà des enfants sur les structures de jeux ; elle se serait bien laissée aller à ses accès de mélancolie en y grimpant elle-même. Elle ne veut pas qu’on la remarque mais ça, c’est déjà trop tard.

L’enfant s’éloigne et, sans que Violet le décide vraiment, elle la suit du regard. Elle s’est calmée, son corps est immobile ; les sanglots se sont tus, les tremblements apaisés. Elle se sent vide, maintenant, épuisée, comme une coquille brisée. C’est comme si elle ne savait plus qui elle est, lorsqu’elle regarde cette enfant qui s’en va jusqu’aux parterres fleuris longeant l’espace de jeu. N’était-elle pas encore, il y a peu, cette même enfant, innocente et insouciante ? Où est-elle donc partie, qui l’a fait fuir, qui l’a fait grandir si brusquement, si violemment ?

Gorge nouée, comme une main qui l’étouffe.
Elle déglutit difficilement.
Les larmes reviennent à l’abordage, mais cette fois… ne pleure pas.

Le sourire est triste mais sincère, lorsque l’enfant — la vraie — lui tend une fleur, fraîchement cueillie. Par contre, Violet sursaute à l’approche d’une adulte ; sa mère, sûrement, ou peut-être sa baby-sitter, qui sait. Cela n’a pas d’importance.

« Est-ce que tout va bien ?
— Oui, ça va. Merci, » plus bas, à la petite, en espérant que celle-ci comprenne — il y a quelque chose, elle a l’air de ne pas savoir parler, sait-elle entendre ?

Mais les yeux sont bas, loin, ailleurs. Elle s’est braquée à l’approche de cette femme, fermée, elle voudrait se remettre en boule ; alors que c’est l’enfant qui l’a fait s’ouvrir, et qui lui a même décroché un sourire. Mais ça va, parce que même si ça ne va pas, ces mots-là ne peuvent sortir de sa bouche. Parce qu’elle ne sait pas le dire, parce qu’elle ne veut pas le dire, parce qu’on lui a toujours appris à ne pas montrer, tout cacher, tout enfermer, et à triple tour. Ça va, parce qu’elle ne connaît pas cette personne, parce qu’elle ne veut pas déranger, parce qu’elle ne veut pas qu’on lui porte attention ; tout lui semble toujours aller mieux lorsqu’elle se fond dans le décor, caméléon ou fantôme.

« C’est… une jolie fleur. »

Et sa voix culbute dans sa gorge, comme si les mots rechignaient à sortir. Pourtant l’impression est sincère, la reconnaissance aussi. Mais il y a trop de fleurs, celle qu’on lui a offerte la met à fleur de peau, empêche le vide de se stabiliser, garde la sensibilité présente, à portée de main — ou de larmes. Mais, non, il ne faut pas pleurer, il ne faut rien montrer, juste… sourire.

Sourire.
En espérant être assez convaincante pour que la petite te sourie en retour.

Elle n’a convaincu personne, et pourtant, la petite a souri à son tour. Peut-être qu’en sa qualité d’enfant, elle a compris que c’est ce dont Violet a besoin ; pas de mots, de questions ou d’explications, juste un sourire profondément doux. Alors elle l’accepte, comme une offrande qui réchauffe le cœur et apaise les tempêtes. Est-ce que le sourire d’un enfant n’est pas l’une des plus belles merveilles du monde ?

L’adulte s’asseoit sur ce même banc, ce bout d’iceberg dans l’océan terrifiant qu’est la réalité. Si ses muscles avaient pu se tendre plus encore, nul doute qu’ils l’auraient fait ; mais tout son corps n’est déjà qu’un immense nœud, à moitié recroquevillé sur quelques lattes d’un vieux banc public. Pour autant, Violet ne peut s’empêcher de la regarder faire, tout en évitant soigneusement son regard. Rien de spécial, pourtant, juste une cigarette sortie de sa boîte, qu’elle lui tend en l’interrogeant. C’est du bout des lèvres que Violet refuse, comme si chaque mot, chaque syllabe lui coûtait, tant la gorge est nouée.

« J’fume pas. Mais ça me dérange pas. »

Meredith aussi fume. C’est presque une question d’habitude, et c’est à se demander comment elle fait pour ne pas encore avoir commencé. Peut-être parce qu’elle a passé l’âge de début ça — ou qu’elle a déjà suffisamment de poisons.

« Et… elle ? »

C’est le premier mot qu’elle lâche d’elle-même, le premier qui ne répond à rien. C’est un peu d’inquiétude pour cette petite, qui lui a offert fleur et sourire ; c’est l’empathie qui pousse de son museau pour se frayer un chemin parmi les immenses murailles de la douleur égoïste. Qu’importe de détruire son propre corps déjà en miettes, mais elle ? Elle ne la connaît pas plus qu’elles, qui sont venues tendre une main métaphorique, et elle a pourtant la même envie de la protéger. Cette petite, elle n’est pas comme elle ; elle construit des petits châteaux de sable au lieu de tout détruire.

« ... Violet. »

Une fleur, elle aussi, une petite fleur sauvage qu’on assimile à la douceur et à la générosité ; une couleur d’élégance et de confiance. Mais qu’est-ce qu’un nom face aux actes ? Qu’est-ce qu’un nom face à l’esprit qui trébuche et déraille ? Le violet, c’est aussi la jalousie, et ce serait presque comme une évidence si elle s’était un jour posé la question. Elle s’en fiche, comme elle se fiche des leurs ; l’avenir est une nébuleuse d’obscurité, dans laquelle elles ne se reverront probablement jamais. Ce banc est un radeau qui repartira à la dérive sitôt qu’elle l’aura quitté. Qu’importe des noms si l’on ne se croise que quelques minutes dans une vie entière ?

Elle ne dit plus rien, reste bien sage et fermée sur son coin de banc, sans bouger d’un pouce. Son regard s’est perdu dans le sable qui se moule sous les doigts de Kalypso, ces grains de poussière, si ridicules et minuscules, qui parviennent pourtant à s’assembler pour former de grandes choses. Si seulement l’humain était capable des mêmes prodiges… Elle pense à Meredith, Meredith qui l’a laissée seule dans New Pyra, Meredith qui apprécie d’autres personnes qu’elle-même. Et la honte arrive, redoutable, pour faire reculer colère et lui disputer sa place.

Qui est-elle pour oser ressentir ça ?