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Tu n’aurais pas vu Qai ?

La voix de sa belle-fille résonnait encore dans la tête de la grand-mère. Après une investigation rapide, Pierrette avait compris que Qai s’était laissée entraînée par un groupe d’amis en plein Haptos. Ce n’était certainement pas le moment d’aller à Haptos ! Mais elle était jeune — elle avait quatorze ans — et c’était un âge où parfois, on espérait pouvoir se faire remarquer pour un peu plus que ce qu’on était (encore un gamin) ; un âge où on voulait faire ses propres expériences et surtout, prouver au monde qu’on en était capable, comme les adultes. Sauf que les adultes non plus n’en étaient pas capables. Il ne fallait pas aller à New Pyra aujourd’hui — ni à quatorze ans ni à quatre-vingts. C’était dangereux, même avec des pokémons à ses côtés.
Pierrette avait vu beaucoup de choses, dans sa vie. Beaucoup de morts, beaucoup de sang qui coulait et beaucoup de cœurs déchirés par la perte. Et elle savait une chose : il ne fallait pas aller à New Pyra.

Parce qu’il y avait encore des cadavres pourrissant sous les décombres — toutes ces personnes qu’on disait disparues aux infos, mais on savait très bien qu’elles étaient mortes, seulement les secouristes débordés n’avait pas encore retrouvé les corps. Il y avait encore des flaques de sang séché et noir, des membres sans corps, des…
Toutes ces horreurs que Pierrette voulait à tout prix préserver aux yeux d’enfants de quatorze ans — aux yeux de tous ceux qu’elle pouvait préserver. Pierrette sentait au fond d'elle — comme lorsque ça touchait à sa famille, à ses petits protégés qu'elle aimait tant et qui partaient toujours explorer les recoins les plus dangereux de Lentis — cette appréhension, cette angoisse, qui prenait toute la place et qui étreignait le cœur, à l'idée même qu'il puisse arriver quelque chose à l'un de ses petits-enfants.

« Wassef, tu connais bien Haptos, tu viens. Toi aussi, Diego ! Maka’ana, j’ai besoin de toi pour essayer de localiser la petite. Tu connais bien son aura, allez on y va ! »

Tout le monde était prêt, il ne fallait pas perdre une minute. Qai était peut-être en danger ; le ciel était toujours ténèbres au-dessus de l’île volcanique et les Obscurs rôdaient encore. Pierrette n’était pas sereine, mais elle préférait encore fouiller entièrement le désert plutôt qu’attendre ici sans rien faire. Alors Pierrette se retrouva en plein cœur du désert, tout près des oasis — où Maka’ana sentait la présence de la petite-fille Ehu-kai. La zone à fouiller était grande, le ciel était aussi noir qu’une nuit sans lune, et on n’y voyait pas à trois pas. Heureusement qu’il y avait la Lucario et Diego, le Chimpenfeu, pour la guider dans le désert. Wassef était en tête et cherchait des pistes dans le sable, lui le prédateur du désert — lui le plus grand traqueur de tout Lentis.

Pierrette comptait sur eux — ils retrouveraient Qai et la ramènerait en sécurité, à Ike-kai ; une sécurité illusoire, provisoire peut-être, mais c’était pour l’heure toujours mieux que l’Oasis Greenlake. Et elle ramènerait aussi les autres enfants, évidemment. Elle ne leur en voulait pas — ils n’avaient pas conscience de ce qu’ils faisaient.

Pierrette avait peut-être sous-estimé la tâche qui l’attendait ; c’était comme de retrouver un grain de sable en particulier dans cette immensité. Il faisait sombre et les ombres dansaient sous les dunes. Aucun vent ne soufflait dans ces lieux qu’une brise tiède balayait pourtant d’habitude et l’atmosphère était plus lourde que jamais. Plus encore que la dernière fois où Pierrette était venue et où le ciel avait pris cette même teinte gris foncé, aux nuages bas qui semblaient solides et menaçaient de s’écrouler. La ville était à présent trop loin pour être visible mais Pierrette avait entendu son silence glacial et inhabituel, son silence étouffant, plus encore qu’ici dans le désert où le ciel d’encre était bas, où les oasis ne reflétaient que les ténèbres, où les ombres s’étendaient comme si elle voulaient tout engloutir.

Un éclat attira le regard de la vieille femme qui marchait aux côtés de ses pokémons depuis plusieurs minutes sans avoir croisé âme qui vive. C’était une roche — non, c’était un pokémon. Un Strassie esseulé, perdu lui aussi dans cet endroit où il ne devait probablement pas se trouver. Pierrette en avait vu à Adamantia, dans la crevasse Everfall lors de ses séances d’entraînement avec ses protégés ; elle savait qu’ils préféraient le climat glacial qu’on trouvait sur l’île immaculée et un instant elle s’interrogea sur la présence de ce Strassie dans le désert brûlant.
Il ne se passait rien de bon ici et à la radio, ils parlaient d’Obscurs qui rôdaient toujours près de New Pyra, monstres assoiffés de sang peut-être lâchés par Aureas ou seulement transformés dans la nature à cause de phénomène que personne ne savait nommer.

Le petit pokémon aux reflets blancs n’était pas infecté, et cela rassura Pierrette ; c’était un combat de plus qu’il n’allait pas falloir mener. Elle voulait épargner les forces de ses pokémons, mais elle devait aussi avouer que ne pas voir de pokémon en souffrance était également positif pour son moral. Depuis qu’elle aidait chaque jour au centre où les réfugiés logeaient, elle-même sentait souvent son cœur se serrer — combien y avait-il de petits orphelins ou pire encore, familles à moitié décimées, qui essayaient tant bien que mal de survivre alors qu’ils avaient tout perdu ?
Et dans tout ce chaos, il devenait difficile de trouver encore le positif.

Voir que certains pokémons restaient maîtres d’eux-mêmes était donc un petit événement positif qu’il fallait prendre, comme il venait, parce qu’il fallait prendre tout ce qu’il y avait de positif. Peut-être que ce n’était pas une bonne chose, un Strassie au beau milieu du désert, mais c’était toujours mieux qu’un Strassie Obscur au beau milieu du désert, pas vrai ?

Alors la grand-mère poursuivit sa route, cherchant dans les ombres un groupe d’adolescents, une présence quelconque qui pourrait l’aider ou simplement une indication sur la direction que Qai aurait pu prendre.

Mais il n’y avait aucune silhouette humaine parmi les ombres des rochers et des dunes. Seulement quelques pokémons qui avaient tôt fait de disparaître sur le passage de la grand-mère et de ses pokémons. Au fur et à mesure que le groupe progressait, la grand-mère Ehu-kai se sentait de plus en plus épiée et suivie ; mais elle ne parvenait pas à savoir d’où cette impression provenait. Peut-être n’était-ce que son imagination — c’était ce qu’elle se serait dit si de temps à autre, sa Lucario ne se mettait pas à humer l’air, tous les sens en alerte, les oreilles frémissantes. Ils n’étaient pas seuls ; mais cela Pierrette le savait, car ils n’étaient jamais seuls dans le désert. D’ordinaire on voyait les silhouettes mais aujourd’hui, avec ce ciel d’encre et cette atmosphère lourde, c’était comme si les pokémons sauvages eux aussi préféraient se terrer le temps que ça se calme.

Soudain, près d’une roche grise, un pokémon au corps sombre et à l’œil écarlate se tourna vers Wassef. Le Cacturne eut un mouvement de recul. Pierrette craignit qu’il ne s’agisse d’un pokémon Obscur. Ce fut sa première pensée en voyant le bleu sombre et l’œil rouge transperçant — mais il ne semblait pas agité, pas agressif. Par précaution, la grand-mère voulut rester loin de lui. D’ailleurs, quel était cet étrange pokémon ? Un Terhal ? On n’en voyait pas sur les terres de Lentis, mais les temps étaient plus qu’étranges. Et puis, n’était-ce pas un Métalosse qui avait attaqué tous ces pauvres gens sur la Place du Solem, quelques jours auparavant ? Pourquoi y aurait-il des Terhal autrement ? Il s’agissait peut-être d’un pokémon laissé ici par Aureas. Et si ces pokémons qu’on disait inconnus à Lentis et se retrouvaient sur les îles par hasard provenaient tous des terres d’Aureas ?

Après tout, la réponse importait peu. D’où qu’ils venaient, ces pokémons n’étaient généralement pas dans leur environnement. Comme les étranges pokémons qu’elle avait pu apercevoir l’hiver passé à Adamantia, où la température était glaciale, largement en-dessous de zéro. Mais aujourd’hui, ça ne semblait pas être le cas.

Ce Terhal arpentait les rochers à la recherche de métal à grignoter, et les rochers d’Haptos en regorgaient. Peut-être que les Terhal allaient désormais proliférer dans le désert — Pierrette ne connaissait pas grand chose en écosystème et elle ignorait si ce pouvait être positif ou non. Généralement, d’après les documentaires qu’elle aimait regarder le soir, l’introduction d’une nouvelle espèce menaçait le fragile équilibre et n’était jamais une très bonne chose.
Mais peut-être que le métal qu’on trouvait ici ne lui conviendrait pas. Pierrette se demandait ce que le pokémon allait faire, livré à lui-même dans cet endroit inconnu. Plus elle s’approchait, et plus elle était convaincue qu’il ne s’agissait pas d’un Obscur. Le bleu était trop brillant, argenté, et l’œil plus sombre que le rouge éclatant des prunelles des pokémons infectés.

« Maka’ana, faisons attention. Ce petit n’est peut-être pas seul, les Terhal se regroupent généralement pour évoluer. »

Pierrette avait beau se dire qu’elle ne connaissait pas grand chose à tout cela, après des années et des dizaines de documentaires regardés, elle avait beaucoup retenu. Elle aimait apprendre, et elle considérait que les informations étaient toujours utiles à retenir.

Créature immobile figée comme le marbre ; comme ces milliers de roches dans le désert d'Haptos. Son regard rouge sur la grand-mère, mais toujours aucun mouvement. Le souffle arrêté, et seulement les battements du cœur dans le désert (boum, boum) et la peur, électrique, partout dans l'atmosphère, sur la peau, dans les veines. Créature suspendue dans le temps, suspendue dans le vent, la peur en arrière-plan et finalement rien d’autre que cette étrange impression, celle de son regard rouge sur eux. Et peu à peu, la peur comme estompée.

Il n’y a aucun danger, lui souffla le vent — comment en être sûr, comment le croire quand les nuages eux-mêmes semblaient mentir ? Le Terhal flottait toujours près des rochers ; sur la dune veillait le Cacturne. La grand-mère poursuivit sa route, la présence métallique derrière elle, à bonne distance ; pourquoi le Terhal la suivait-il ? Il n’était pas menaçant, pas agressif, mais Pierrette ne savait plus à qui se fier alors que tout était ténèbres et que derrière chaque ombre pouvait se cacher un Obscur.

« Hâtons-nous, les enfants. »

Il fallait se dépêcher. Il fallait retrouver Qai, c’était une nécessité, la ramener saine et sauve à Ike-kai. Pierrette regardait autour d’elle mais autour d’elle régnait l’obscurité — elle craignait ne pas y voir assez, ne pas percevoir les détails dans les ombres, pour retrouver qui que ce soit au milieu du désert. Soudain Maka’ana attira son attention ; il y avait là-bas autre chose, quelque chose d’extérieur au désert, il y avait là-bas des lumières qui ne pouvaient que provenir de la main de l’Homme.
Qui pouvait allumer des lampes dans le désert alors que les Obscurs n’attendaient que ça — de pouvoir repérer la moindre présence, de profiter de la moindre faille de tous ceux qui s’aventuraient jusqu’ici. Ce pouvait-être n’importe qui — car Pierrette savait que Qai n’était pas la seule adolescente à s’être aventurée dans le désert sous ce ciel menaçant.

Ce pouvaient-être les rangers, les forces spéciales déployées pour attirer les pokémons les plus agressifs, avec tout un attirail — mais Pierrette n’y croyait pas. Elle avança dans cette direction ; dans son sillage suivait le Terhal. Lorsqu’elle se penchait vers lui, elle avait l’impression qu’il se dépêchait de détourner le regard, comme si de rien n’était.

Finalement elle parvint à la dune ; juste derrière se trouvaient les lumières. Pierrette avait l’impression qu’elles s’étaient éteintes mais c’était peut-être à cause de la dune qui montait vers le ciel et cachait ce qui se trouvait derrière. Elle inspira, expira et posa sa canne dans le sable qui tenta vainement de lui échapper, formant un creux à l’endroit où le bois s’était planté. Elle était capable de franchir tous les obstacles — si ça lui permettait de retrouver sa petite-fille.

Sur la crête, une forme se rapprochait ; haletante et qui zigzaguait, et Pierrette crut un instant encore à un Obscur qui en voulait à sa vie. Mais ce n’était qu’un Solochi, petit dragon aux écailles sombres qui n’avait rien à faire dans le désert. La grand-mère savait que les terres glaciales d’Adamantia abritaient des Trioxhydre dans les cavernes creusées dans les montagnes et elle n'avait jamais entendu parler de Trioxhydre dans le désert. Mais elle n'avait pas plus entendu parler de la présence de Terhal — et le petit pokémon la suivait toujours de loin, son œil unique rouge curieux sur les Ehu-kai.
L'ascension était plus longue que la grand-mère l'aurait imaginé ; elle n'allait pas aussi vite que dans le temps, et le sable roulait sous ses semelles, la tirait vers l'arrière, alors elle devait fournir plus d'efforts pour gravir chaque mètre.

Le Solochi ne s'arrêta pas ; s'il avait senti la grand-mère et ses pokémons, il n'en montra rien. Il cherchait autre chose, concentré sur ses pas, sans doute car ce petit pokémon était aveugle et devait faire plus attention aux endroits où il mettait les pattes pour ne pas tomber dans une crevasse. Pierrette se demandait comment il avait bien pu arriver jusqu'ici. Avait-il un dresseur non loin ?

Mais la vieille Ehu-kai était elle aussi concentrée sur ses pas. Elle était à présent en haut mais elle ne voyait rien d'ici — quoique là-bas, n'y avait-il pas une silhouette ? Elle devait la rejoindre pour en avoir le cœur net. Peut-être était-ce quelqu'un qui avait besoin d'aide, et s'il s'agissait d'un ranger, peut-être qu'il avait déjà croisé Qai et ses camarades. Et même si c'était un jeune qui n'avait rien à faire ici, Pierrette n'hésiterait pas à lui sommer de rentrer chez lui immédiatement.
Il ne servait à rien de se perdre en conjectures ; il fallait redescendre jusqu'à l'oasis, où l’eau pure stagnait dans la cuvette formée par les dunes alentour. Elle laissait Wassef les guider, car lui mieux que quiconque savait où aller pour esquiver les dangers, pour se repérer dans l’immensité de sable et de roches du désert, et pour voir la moindre silhouette derrière une ombre.

« Ah, ça m’a tout l’air d’être un ranger ! Allons voir s’il a vu quelque chose. »

Pierrette s’approcha, sa canne toujours en main. L’inconnu, en uniforme, se tourna vers la vieille femme et fronça les sourcils.

« Bonjour, madame, vous devez retourner en ville. Il ne faut pas traîner dans le désert, venez, je vais vous escorter. »

Il fallut expliquer toute la situation, et le ranger était bien embêté ; il ne pouvait pas laisser une grand-mère en plein désert alors qu’on signalait des pokémons Obscurs dans la région. Il prévint la base de la présence d’adolescents quelque part, qu’il fallait à tout prix retrouver, mais il ne pouvait pas faire grand chose de plus. Pierrette, quant à elle, refusait de se faire reconduire à leur base et préférait continuer les recherches, malgré le pauvre ranger qui argumentait pour lui rappeler à quel point rester ici était de la folie.