Menu

C'était silencieux.
Les bibliothèques - surtout universitaires - l'étaient toujours, à leur façon, bien différentes des CDI des collèges et des lycées, mais ce silence-là, celui d'une bibliothèque presque vide sous les plafonniers blancs, tandis qu'il faisait déjà nuit, dehors, et qu'on n'apercevait rien, par les fenêtres, à moins d'y coller son nez, était différent. C'était un silence un peu solennel, qu'on n'avait pas l'envie de briser ; un silence qui forçait les pas à se faire plus feutrés sur le linoléum, un silence qui rendait conscient de soi-même et de comme on respirait fort, de comme on était pataud, de comme les semelles couinaient sur le sol usé, de comme la machine à café était bruyante dans le hall d'entrée. C'était un silence que le moindre toussotement, que le moindre raclement de gorge semblait rompre jusqu'aux fins fonds de la salle informatique, là-bas, dernière pièce après les allées et toutes les salles spécialisées.

Il s'était mis à pleuvoir, dehors - à défaut d'y voir quoique ce soit, on entendait frapper les gouttes sur les carreaux des vitres et sur le plafond ; ça tapait quelque chose en acier, là-haut, et ça donnait l'impression qu'il pleuvait à l'intérieur. C'était chaotique et apaisant tout à la fois, ce bruit, par-dessus le silence ; c'était réconfortant, d'être à l'abri, entouré du froissement des pages des essais qu'il était venus feuilleter, de quelques frappes des touches d'un clavier tandis qu'il prenait ses notes sur son ordinateur portable, du ronronnement de la machine qui remplissait gobelet de caféine sur gobelet de caféine depuis tant d'heures qu'il avait fini par en perdre le compte.

Il allait regretter - pourtant, il récupéra son énième verre en carton sans l'ombre d'une hésitation, prenant soin de ne rien renverser tandis qu'il sillonnait entre les allées.
Il n'avait pas imaginé que ce serait si difficile de trouver ce qu'il cherchait - qu'il y aurait un tel manque de ressources sur le sujet qu'il avait pris pour mémoire. C'était frustrant, autant que stimulant - le vide à combler était immense, ce qui signifiait que ses travaux pourraient aisément se démarquer, mais aussi qu'il naviguait presque à l'aveugle, sans phare et sans terre à l'horizon. Bah. N'était-ce pas ce qui l'avait lancé sur la voie de la recherche ; ce qui lui donnait l'envie de pousser jusqu'au doctorat, plus tard, aussi ?

Cette idée qu'il restait des tas de choses à découvrir, comprendre, étudier, analyser, déchiffrer, partager - c'était ce qui le passionnait ; ce qui lui donnait la force d'être encore là, à vingt-deux heures passées, dans les rayons d'une bibliothèque universitaire qui n'allait malgré tout plus tarder à fermer. La plupart de celles qu'il avait fréquentées, à Illumis, fermaient aux alentours de vingt-et-une heures en périodes de révisions et d'examens ; ça n'avait pas été pour lui déplaire de réaliser que celle-ci, il pourrait la hanter un peu plus longtemps.

Lorsqu'il revint à sa table, avec deux bouquins supplémentaires sous le bras, ses yeux se posèrent à quelques mètres de là, sur une autre table occupée depuis- Eh bien, il lui semblait qu'elle l'était déjà lorsqu'il était arrivé, plus tôt dans l'après-midi. Une autre étudiante, sans doute elle aussi plongée dans de quelconques recherches - sauf que, cette fois, il n'était plus question de lecture, ni de prises de notes, elle semblait s'être... assoupie ?
Roman sentit un sourire amusé s'étirer sur le bord de ses lèvres - ça lui rappelait la façon qu'avait Hannah de s'endormir, parfois, sur ses devoirs ou ses dessins.

Il avisa, d'un coup d'oeil, son gobelet de café, encore bien chaud et pas encore entamé et, livres posés sur sa table, s'approcha de celle de l'autre étudiante avec prudence. « Bonsoir...? » L'amusement, dans sa voix, était à peine tamisé. Il tapota du bout des ongles sur la table, près de son bras, pour tenter d'attirer son attention sans avoir à la toucher - il ne la connaissait pas. « La bibliothèque ferme dans trois quarts d'heure, » informa-t-il à voix basse, avant de tendre le verre en carton dans sa direction. « Café, pour tenir le coup ? Je crois t'avoir vu faire au moins autant d'allers-retours que moi à la machine, » railla-t-il avec douceur, sourire au coin des lèvres.

Parce qu’elle sursauta, il en fit de même - surpris par sa surprise à elle, pris au dépourvu par le chaos que le réveil impromptu engendra. Il recula d’un pas, évitant les projections de café sur ses vêtements, tendant sa main libre en direction de l’ordinateur qu’elle saisit plus vite que lui.
Le principal était sauvé, le plus gros du désastre promptement évité - aucune dégradation de livre, aucun dommage d’ordinateur. Le drame, finalement, se résumait à quelques taches de café froid sur les vêtements de la jeune femme qu’il venait de réveiller - et quel réveil… songea-t-il, quelque peu embarrassé de l’accident qu’il avait provoqué.

La calamité avait tenu en un cri étouffé, le raclement des pieds d’une chaise sur le linoléum dans le silence de la bibliothèque et le bruit sourd des choses qu’on récupère avec la hâte de l’urgence - mais il se sentit malgré tout tendu, jetant des coups d’oeil alentours, de crainte que l’incident n’attire l’attention du personnel de la bibliothèque… avec lequel l’étudiante semblait le confondre.

« Je- » Il bégaya, décontenancé, avant de rire, un peu bas, secouant la tête pour reprendre le fil de ses idées dispersées par leur mésaventure. « Pas de panique, je travaille pas ici, » expliqua-t-il, agitant vaguement sa main en direction de sa table, plus loin, où traînaient encore ses affaires - ordinateur portable à l’écran baissé, pile de bouquins qu’il lui faudrait sans doute emprunter, bloc-notes et stylo. « On devrait s’occuper de tes fringues en premier, » suggéra-t-il, avisant les dégâts d’un coup d’oeil ponctué d’une grimace. « Le café ça tache… Mais quand même moins le linoléum que les vêtements. »

Et puis, c’était un peu de sa faute.
S’il avait pris soin d’écarter le gobelet froid de l’étudiante, s’il- Eh bien, s’il ne s’était pas mêlé de ce qui ne le regardait pas, en approchant une parfaite inconnue… Il n’avait rien fait de mal - mais la ridicule débâcle qu’il avait provoquée lui intimait malgré tout le contraire. « Si tu veux aller aux toilettes pour rincer tes fringues, vas-y, je- Je vais m’occuper de nettoyer ici, okay ? »

Il baissa les yeux sur le gobelet de café chaud - ça commençait à lui brûler les doigts, mais il avait fini par l’oublier, au beau milieu de ce cataclysme dont il était l’instigateur involontaire. « Et, euh… Ben, si tu veux du café, pour te réveiller- Je voulais te l’offrir, à la base, » lança-t-il, rictus définitivement embarrassé au bord des lèvres.