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Une inspiration - je me remercie d’avoir relevé mon tour de cou sur le bas de mon visage. Les grains de sable, soulevés par la tempête, glissent sur le tissu lisse et frappent le plastique de mes lunettes d’aviateur que je n’ai pas ôtées. Mes fringues sont pleines de sable, de tout celui que j’ai renoncé à épousseter après la chute et de celui qui s’additionne à force des virevoltes des dunes. Mettle, à mes côtés, proteste et bat des ailes, bondit et se laisse retomber - je devine qu’elle tente de me convaincre de remonter, mais je boîte encore et les bourrasques m’effraient.

Nous n’étions pas haut, heureusement, pas assez pour que la chute soit fatale ni même vraiment dangereuse - mais assez pour qu’elle soit terrifiante. Pour que je sente Mettle basculer, pour que je me sente glisser, tomber, dégringoler et puis chute libre dans le vide ; assez pour que le heurt me coupe le souffle et me persuade que j’allais mourir ici.
Jusqu’à ce que ça passe, jusqu’à ce que je reprenne souffle, jusqu’à ce que l’angoisse passe et que je réalise que j’étais bien vivant, bien entier, que le sable avait amorti ma chute et que la Bruyverne s’en tirait sans dommage aussi. Qu’une cheville foulée, dont la douleur diminue déjà au fil des minutes qui passent et malgré le fait que je la sollicite sans discontinuer.

Tout va bien.
Tout va bien, mais je n’ose pas remonter, je n’ose pas nous risquer aux airs une nouvelle fois - pas tant que la tempête n’a pas diminué, pas tant qu’elle est encore si épaisse que je ne distingue plus les directions, ni l’endroit ni l’envers depuis que le soleil s’est couché et que la nuit s’est levée.
J’adresse un regard accusateur au ciel - mais je ne vois plus rien, à peine un halo de clarté vague que j’imagine être la lune, éternellement rieuse, éternellement moqueuse, ou peut-être simplement détachée, insensible à mes tourments humains ; peut-être bien qu’elle s’en moque, peut-être bien qu’elle n’en a que faire, peut-être même qu’elle ne sait pas qu’on existe,

peut-être, peut-être, peut-être.

Xerneas, merci - ma boussole fonctionne encore. C’est elle qui me guide, à défaut de mes sens dérangés par la tempête et la nuit. Je ne me fie qu’à l’outil, à sa précision mathématique, à cette certitude que, quoiqu’il advienne, l’ouest me ramènera vers la ville. Que je finirai par distinguer ses lumières qui ne s’éteignent jamais, et que ce sera la fin de la bataille contre les éléments.
Foutue tempête - et elle s’est levée si soudainement, sans crier gare, tandis qu’on volait ; tandis qu’on s’entraînait, parce les dunes de sable sont encore l’endroit où il m’effraie moins de me rater alors c’est toujours ici que j’échoue quand j’essaie, quand je pousse l’audace de m’affranchir de la gravité et de me rire du danger, quand je cherche l’adrénaline des battements d’ailes emballés et des virevoltes téméraires.

Je ne l’ai pas vue arriver.

Je ne l’ai pas vue - se lever, dessiner ses premiers tourbillons jusqu’à ce que leur voile se fasse opaque et soustrait à nos yeux ciel comme horizon, jusqu’à ce que les étoiles s’éteignent et me plongent dans l’obscurité d’une nuit sans éclat. Le déferlement des bourrasques me force à plisser les yeux malgré les lunettes qui les protègent, et j’inspire avec prudence, parce que je sens les grains qui s’infiltrent dans les interstices du tissu que j’ai remonté par-dessus mon nez.

Les rafales déforment le paysage à l’infini ; les dunes se redessinent au fil des houles d’argent, vagues sablonneuses qui menacent de m’emporter à chaque pas. Le déchaînement des éléments, autour de moi, tient quelque chose du semblable et du familier - Mettle proteste à chaque pas mais, dans la tempête, je ne vois que l’inéluctable métaphore de ma vie, de ma rage sans cible, de mes doutes sans direction.

Elle est à l’image de tout ce que je tremble - ombre tumultueuse qui ne cesse de m’intimer des craintes et des paranoïas, des peurs de demain, qui me susurre méfie-toi, menaçante comme l’est le fracas des bourrasques dans les plaines de cendre. Elle marche dans mes pas, me devancent, claudique à mes côtés - ouragan mal contenu aux intentions mauvaises, qui fait des visages alliés des ennemis ; qui change ceux que j’aime en ceux qui pourraient me dénoncer.
Combien de temps faudra-t-il, avant qu’elle commette l’horreur qui les poussera à te condamner ? me demande-t-elle, souffle glacé à l’oreille, cyclone éparpillé qui se dissipe à l’instant où je jette un coup d’oeil par-dessus mon épaule, comme pour y surprendre cette présence qui n’a d’emprise que sur ma raison.

Mes doutes ont pris forme inhumaine, monstrueuse ; les traits d’une tourmente infâme et sans visage, à la voix sans timbre, qui ne cesse de me pousser dans les travers dont je crains de me rendre un jour coupable.
(Combien de temps faudra-t-il, avant que tu ne commettes l’irréparable ?)

Je la chasse, d’un revers de main dans le vide - comme s’il y avait véritable présence à frapper, comme si gesticuler pouvait l’éloigner, comme si- Bon sang. La fatigue, qui pèse sur mes épaules, n’a rien de ces somnolences qu’on doit aux journées trop longues - c’est l’épuisement, l’éreintement d’une existence faite de noeuds et d’erreurs, enchevêtrements infinis de je ne sais pas et de mauvais tournants empruntés ; ce trop plein ou ce trop vide qui n’a jamais d’entre-deux,

de ces élans qui donnent l’envie d’abandonner, de s’effondrer et de laisser le monde faire de soi ce qu’on n’a pas la force d’en faire ; de se faire pantin plutôt qu’acteur parce que c’est douloureux, lutter, lutter et voir le monde s’effondrer, s’écouler entre nos doigts malgré tout.
Je lève les yeux - j’aperçois la lune, un instant.

Témoin de toutes ces nuits où l’univers a basculé.

Le croissant de lune me surplombe, du haut de son royaume lugubre, comme un sourire narquois, comme une offense, comme un défi - et je le contemple, amer et silencieux, les paupières plissées et la main en revers pour tenter d’épargner à mes yeux, protégés par les lunettes d’aviateur, de cligner malgré tout par réflexe.
J’ai souvent lu des histoires, des fictions, des récits d’aventure ; et puis des témoignages, aussi, des journaux de bord d’aventuriers, de rangers, de gens qui ont pris des risques pour aller au-delà des endroits où aucun homme n’avait jamais été - pour dépasser les peurs de leurs semblables et embrasser des ailleurs sinistres que l’inconnu leur promettait. Les oeuvres posthumes, aussi ; celles qui disent j’ai essayé et j’ai échoué, ce monde m’a tué.

J’ignore pourquoi les histoires racontent qu’il fait toujours nuit, qu’il fait toujours sombre quand l’horreur frappe, qu’il pleut toujours sur les scènes tristes - j’ai connu la violence dont se rend témoin la lune, mais j’ai aussi vu le sang couler sous la clarté des pleins jours. J’ai vu l’engouement des fêtes se changer en terreur, en horreur, en-
(En charnier à ciel ouvert, à dire vrai.)

J’ai vu le ciel bleu d’un novembre Haptais prendre les couleurs de la poussière et les odeurs de stands de nourriture se changer en celle du fer, j’ai vu les jours tristes s’effilocher sous un soleil de plomb ou dans le chant des forêts où je m’égare, je me suis senti libre et mélancolique sous les couleurs dansantes des aurores boréales et dans l’immaculé d’un monde qui semblait n’avoir jamais été abîmé.
J’ai tremblé sous l’oeil de la lune, j’ai laissé mes larmes se confondre dans les averses, aussi, bien sûr - mais je retiens que les violences on l’air plus cruelles, quelque part, lorsque le décor ne s’y prête pas, lorsqu’il ne présage pas.

Il n’y a rien de funeste, dans la promesse d’un matin d’automne où l’on déambule pour protester, comme si c’était léger.

Pourquoi la fiction s’acharne-t-elle a prétendre que les caprices du monde et les violences des hommes se ressemblent assez pour se compléter ; que l’univers en a quelque chose à faire, de planter le fond vert idéal, d’y ajouter les ombres et les averses, les clairs-obscurs qui rendent la peur et la douleur dramatiques - pourquoi s’acharne-t-elle à embellir le vrai pourtant si cru, pourtant si vrai ?

J’aimais lire - je me découvre avoir de la peine à m’évader, à laisser les lignes me porter, comme si toutes les histoires étaient dérisoires, comme si elles ne savaient rien. Des pages et des pages de lignes et des lignes et des lignes de lettres à l’encre noire sur le papier crème usé sous les doigts inquiets, capture prétendue des émotions, des sentiments, d’une réalité pourtant trop grande, trop immense, trop imprévisible - des histoires pour de faux, des vérités sans le vrai, des mensonges poésies pour un peu de beauté cousue aux atrocités ineffables. Des poèmes, des idylles, des tragédies - mais rien pour le tangible, rien pour le vécu.
Je n’arrive plus à croire aux histoires qui berçaient les silences trop pesants, les journées moroses et les nuits qui promettaient obscurité.

1. HAPTOS, OASIS GREENLAKE, EXT. NUIT.

La nuit est tombée depuis longtemps sur le désert. Les dunes, plongées dans l’obscurité, prennent la couleur de l’argent sous la lune. Le vent souffle, et les bourrasques sont telles qu’elles font des tourbillons qui déforment le paysage, redessinent à l’infini les reliefs de l’endroit. Le désert est un endroit complexe à traverser. Il est aisé de s’y perdre si l’on n’a pas l’habitude d’y progresser, ou si l’on n’est pas équipé.

NOAH est un apprenti ranger, et il évolue dans les terres sauvages comme s’il les connaissait par coeur. Cette nuit de tempête dans le désert Haptais n’y fait pas exception. Sa progression est ralentie, mais pas hésitante. De temps à autres, il sort de sa poche une boussole, ainsi qu’une carte sommaire de la zone, pour s’assurer qu’il ne dévie pas de son objectif.
Ce soir, toutefois, il ne porte pas son uniforme. Il n’est pas ici au nom de la moindre mission. Il aime simplement se perdre loin des villes, accompagné d’une Bruyverne aux couleurs du crépuscule qui ne le quitte jamais. Il porte un blouson épais sur lequel glissent les grains de sable sans l’érafler, le vent sans le frigorifier - les nuits, dans le désert, sont réputées froides -, ainsi qu’une paire de lunettes d’aviateur, qu’il n’a pas ôtées en posant le pied à terre. Choix judicieux, puisque les micro-tornades semblent ne pas vouloir cesser - il aurait fini aveuglé.

Au-dessus de lui, une silhouette vole, plane, presque à contre-jour de l’éclat de la lune. Silhouette sombre qui se détache en battements d’ailes réguliers.
Gros plan en contre-plongée sur la créature, comme du point de vue de NOAH.

NOAH, voix off.
Un Pokémon…
Il s’étonne de le voir si bien tenir, alors que les bourrasques lui ont intimé de poser pied à terre, malgré la puissance de vol de sa Bruyverne.

Plan taille, qui se réduit peu à peu sur un plan poitrine. La curiosité de NOAH semble se changer en inquiétude. Il s’arrête.
Le Pokémon qui vole, là-haut, ressemble à ce qu’ils appellent des Obscurs. Ce sont des créatures qui, empoisonnées par un virus, semblent avoir perdu toute conscience et s’en prennent aux humains dans l’unique objectif de les tuer. Ils se distinguent de par leur pelage, leurs écailles ou leurs plumes obscurcies, et par leurs yeux rouges.
Celui-ci y ressemble un peu trop.

Très gros plan sur le visage de Noah. Ses sourcils sont froncés, mais se relâchent au bout d’un instant. Retour au plan poitrine, ses épaules se détendent aussi. Il passe une main dans ses cheveux, l’air embarrassé.

NOAH, en soupirant.
Rien qu’un Bleuseille…

Rien qu’un Bleuseille, là-haut, surplombant la tempête et nos présences étrangères ; rien qu’un Bleuseille, dont j’ignore si la présence est hostile ou simplement curieuse. Si ce sont les bourrasques qui l’empêchent d’approcher, d’attaquer, de condamner nos pas dans cet endroit qui est le sien - le leur.
J’ai toujours fait de mon mieux pour ne pas perdre cette réalité de vue - nous ne sommes que des étrangers ; que des voyageurs de passage, que des colonisateurs sur ces terres qui ne nous appartiennent pas.

Les livres d’histoire racontent que c’est partout pareil - que les terres, autrefois, étaient toutes comme Lentis, sauvages, à peine bousculées par quelques campements pas si différents d’Harmon’île : des tentes, puis des bicoques en bois, autour desquelles on a peu à peu dressé des palissades semblables à la muraille qui entoure Hoarford sans l’avoir protégée. Des camps changés en villages et puis devenus des villes, peu à peu, étendues jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des grisailles de béton à l’horizon.
Qu’il y a désormais plus de rues goudronnées que de plaines, dans toutes les régions du monde que mes semblables ont colonisées.

Lentis, Hagnetia, deviendra-t-elle ce qu’Hisui est devenue ?

Et la colère, qui me ronge depuis toujours, en quel nom brûle-t-elle finalement dans mes veines ?
Est-ce la rage d’une Lentis dépossédée d’elle-même par mes pairs, comme je l’ai toujours cru, ou bien s’agit-il d’une ire plus profonde, dont j’ignore encore tout des rouages et des raisons ? L’héritage de l’idéal d’une autre que j’ai fui et puis oublié ?

Si c’est sur les terres d’Aureas que je suis né, Leur Volonté est-elle forcément la mienne ? Suis-je condamné, par le lit dans lequel j’ai poussé le cri de ma naissance, à me consumer au fil d’un brasier dont je déplore des dommages que je ne veux pas causer ?
(Suis-je parti pour tenter de fuir cette colère qui ne m’appartenait pas, pour fuir le geste qu’elle me pousserait peut-être à commettre ?)

Suis-je parti parce que je le voulais, parce qu’il le fallait ? Pourquoi me suis-je réveillé au milieu des ruines, aux fins fonds de Calléis, si loin de toute vie humaine ? Quel voyage ai-je fait, qui ai-je fui, ai-je été pourchassé ? Ma solitude, mes souvenirs arrachés - sont-ils la faute de quelqu’un qui m’a attaqué, fait tomber ?
Me suis-je perdu, ai-je chuté, a-t-on tenté de m’attraper, de me tuer, de-

Je cille.
Le froid mordant des nuits dans le désert s’est infiltré sous mes vêtements. Je remonte mon foulard devant mon nez, je tire ma boussole de ma poche. Toujours tout droit. À défaut de voir où mes pas me mènent, au travers de la tempête, je suis l’aiguille qui s’obstine.
Toujours tout droit, sans m’arrêter.

J’avance dans le sillage d’une ombre que j’appelle Doute. Je l’ai connue grise, floue, nébuleuse ; masse vaporeuse qui troublait mes horizons sans s’approcher, présence prudente et effrayée qui se tenait à distance, dans un coin de mon crâne où elle faisait son nid sans s’imposer. Et puis je l’ai vue grandir, je l’ai connue plus large, plus sombre, plus pataude, les mains tendues vers moi et puis ses doigts refermés sur mon bras - l’étreinte froide et ferme et le pas traînant pour ralentir les miens, affaiblir ma cadence. Je l’ai connue m’intimant demi-tour, me suppliant n’y va pas, questionnant tous mes choix - depuis longtemps, depuis toujours, maintenant que j’y pense.
Elle n’a jamais été silencieuse, elle n’a jamais été dénuée d’intentions - elle m’a toujours tiré en arrière, toujours entraîné trop près des précipices pour que mes pas vacillent et qu’elle puisse emboîter les siens dans les miens sans que je la devance.

Je ne l’avais pas vue, pas sentie enlacer mon bras des siens et se cramponner au pan de mes vêtements, refermer son étreinte sur moi pour chuchoter à mon oreille sans discontinuer - interroger mes pourquoi, mes comment, contredire mes décisions et marteler tout ce que j’aurais pu faire différemment.
J’avance comme elle me dicte - poupée de chiffon bousculée par ce que Doute prétend, ce qu’elle invente, ce qu’elle questionne et tout ce à quoi je n’ai pas de réponse ; elle s’immisce dans mes peurs et dans mes regrets, dans mes remords, elle insuffle à toutes mes craintes mille raisons de croire qu’elle a raison, Doute,

(parce qu’elle me protège,
parce qu’elle ne veut que mon bien,
pas vrai ?)

Elle est comme Peur, au fond - comment devenir meilleur si je ne doute jamais, si Doute se tait ? (Je voudrais qu’elle me laisse en paix.)

Un éclat, dans les airs - je lève la tête. Petits points lumineux qui tourbillonnent doucement - il me faut une poignée d’instants pour comprendre, qu’il s’agit d’un Météno bien à l’abri de son carcan, mais qui valse dans les bourrasques, sans doute malgré lui.
Il est beau, je songe - j’aime les Météno, la façon qu’ils ont de protéger leur noyau sous une roche érodée et puis de révéler leurs couleurs lorsque leur carapace cède ; comme une drôle métaphore de ce qu’être en vie signifie.

Comme s’il n’y avait qu’en acceptant d’être vulnérable qu’on pouvait être qui l’on doit être.

Je renifle, esquisse un pas de côté pour me rapprocher un peu plus près de Mettle, qui lutte contre les vents froids qui claquent dans les battants de ses ailes repliées. J’inspire, je jette un coup d’oeil dans sa direction. La Bruyverne me rend mon regard, incline la tête et puis me bouscule, joueuse. Je souris, et glisse mes doigts dans la fourrure de son encolure.
Qu’importent les doutes, ce soir, même si ce sont eux qui m’ont guidé jusqu’ici.

J’avance dans le sillage d’une ombre que j’appelle Amie.