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Dix-huit heures étaient passées depuis une poignée de minutes lorsque Lukas entendit qu'on frappait à nouveau à leur porte. Ambre et Jade s'affairaient dans le salon, et Charlie s'était roulé en boule dans le fauteuil ; l'attente avant de pouvoir sortir faire la chasse aux bonbons était probablement trop longue pour un enfant de trois ans, mais il n'avait pas vraiment le choix. Il lâcha les tissus miteux qu'il avait à la main et qu'il s'efforçait de suspendre au-dessus de leur table pour se diriger vers l'entrée à pas doux, sans réveiller le-

Cliquetis de métal, familiers et enthousiastes, et le jeune garçon ne put s'empêcher de sourire. Paladin grandissait bien ; il le dépassait, maintenant, seulement d'une poignée de centimètres, mais tout de même. Il volait de plus en plus haut, et parfois, Lukas se demandait s'il était capable de voler jusqu'aux autres îles – puis il se rappelait que ce n'était pas possible, parce qu'il y avait ses devoirs à faire et les placards à remplir.

La porte ouverte, toute une troupe d'enfants l'accueillit avec ravissement. « Des bonbons ou un sort !, » et c'était fort, bruyant, peut-être un peu trop pour Charlie, qui risquait de se réveiller ; mais c'était normal. Ils étaient nombreux, éparpillés dans les couloirs de l'immeuble, déguisés avec plein de couleurs, des tenues achetées spécialement pour l'occasion et des petits paniers à motifs halloween-esques. En comptant leurs parents, c'était toute une troupe de treize personnes qui envahissaient l'étage, plusieurs rires à leur suite. L'adolescent leur adressa un sourire forcé, la fatigue formant déjà deux pointes vives à ses tempes. « Désolé, on a déjà tout donné, » s'excusa-t-il auprès des gosses, secouant la tête face à leurs mines déçues et insistantes puis refermant rapidement l'entrée.

Ils n'avaient rien donné – ils n'avaient rien eu à donner.

Il avait essayé, pourtant ; il s'était levé tôt, s'était éclipsé de chez eux pour se rendre dans les magasins les plus proches ; il avait trébuché contre un bout de trottoir en s'absorbant dans la contemplation d'une vitrine toute décorée, et avait manqué perdre une dent contre le bitume – heureusement, seules ses mains avaient pris le coup, et il arborait maintenant quelques croûtes ainsi qu'un joli bleu contre sa paume gauche. Il avait navigué à travers les échafaudages de l'une des rues principales, laquelle était en pleine réparations, passant sous une échelle ou deux avant de finalement pivoter dans un supermarché.

Il avait eu pour objectif de dérober un ou deux paquets de bonbons, de quoi faire un gâteau, et de quoi se déguiser pour ses frère et soeurs, ce genre de choses ; il n'avait pas l'argent pour acheter tout ça, et c'était- c'était leur premier Halloween sans lui. (Il eut brusquement la nausée.) C'était son devoir de le rendre, à défaut d'être parfait, au moins un peu joyeux et supportable – de leur permettre de sourire, un instant, une minute, une heure. Il n'avait pas vraiment réussi – il avait été repéré juste avant d'essayer de piquer les dernières choses sur sa liste, soit les bonbons, qui étaient dans l'étagère la plus proche de l'entrée donc celle à dérober à la fin ; et il était rentré chez lui les poumons brûlants, trois petits masques en plastique à la main et deux paquets de farine et de sucre dans l'autre.

La table de cuisine était envahie de vieilles décorations ; tissus miteux aux airs d'horreur, fausses toiles d'araignées sur lesquelles on pouvait voir des traces de marqueurs datant des années précédentes, et des petits monstres à surspendre un peu partout. Ses soeurs étaient occupées à les disposer sur les poignées de porte et sur les étagères, alors Lukas se saisit de la toile d'araignée, qui s'était emmêlée avec un morceau de pain renversé et trois couverts, puis la dénoua doucement avant de s'avancer plus loin. Evidemment, l'un des bords se retrouva pris dans les plumes d'acier de Paladin, qui avait voulu venir l'aider, et l'adolescent commença à tirer avant de réaliser que ç'allait juste provoquer une catastrophe. « Bouge pas, Pal, » et il tendit la main vers ses plumes pour dégager le tissu – douleur vive, le doigt entamé par les plumes tranchantes comme des rasoirs, et il grimaça, retirant aussitôt la main. Bon. Eh bien ça semblait mal parti pour la toile d'araignée.

« Besoin d'aide ? » Jade, qui s'était glissée dans son dos, le fit sursauter. Vêtue d'un pull vert qui appartenait à Lukas mais qu'elle avait décidé de dérober parce qu'il était "assorti à sa tête de monstre" (soit le masque qu'elle avait choisit pour l'accompagner dans la chasse aux bonbons), elle désigna la toile avec un grand sourire, relevant la tête de Frankeinstein plastifiée sur ses cheveux. « Non, ça ira, ça risque de se déchi- » et elle s'en saisit sans ménagements, ignorant son avertissement, pour tirer d'un coup sec. « Mais non, ça va aller. »

Contrairement à ce qu'elle avait l'air de prétendre, ça n'alla pas. La toile s'arracha sur toute la longueur, ruinant ce qui restait de la décoration et faisant piailler Paladin, paniqué de sentir ses plumes ainsi malmenées. « ...Oups. » Bon sang. « Arceus, Jade- Okay, va finir d'accrocher tout avec Ambre, j'nettoie ça et je vous aide. » Il s'empressa d'aller chercher un balai, décrochant avec le plus de précautions possibles les lambeaux de toiles encore collées aux ailes et au corps de Paladin, qui fuya l'instant suivant pour éviter d'à nouveau se faire attaquer par une décoration, puis commença à rassembler les morceaux et la poussière en même temps, le balai abîmé par les années manquant régulièrement lui tomber des mains tant le manche était plein d'échardes.

(Il passa dans le couloir, jeta un regard vers la porte obstinément close de leur mère, hésita un instant à y frapper doucement, puis renonça. Tant pis. Tant pis, et il avait à nouveau envie de pleurer.)

Le sol à nouveau relativement propre, Ambre et Jade occupées à se disputer dans le salon sous les yeux d'un Charlie agacé de s'être fait réveiller, Lukas intervint en récupérant les trois squelettes qu'il leur restait à suspendre, et soupira. « J'finis la déco- est-ce que vous pouvez sortir de quoi faire le gâteau ? On le mettra au four avant de partir en chasse aux bonbons, okay ? »

À son grand soulagement, Jade et Ambre n'avaient pas mis la cuisine sens dessus dessous lorsqu'il s'approcha à nouveau, squelettes placés ; elles avaient sorti la farine, le sucre et les oeufs, et même un moule et un saladier. Elles devaient vraiment avoir envie de le faire, ce gâteau – les joies étaient devenues rares, ici. (Ses côtes se serrèrent.)

« On va faire un truc simple, genre un gâteau au chocolat, mais on va essayer de mettre la pâte dans des moules en forme de monstre, ça vous va ? » Ce n'était pas grand-chose, mais il n'avait pas pu trouver mieux. Ils n'avaient pas de colorant, pas de décorations, pas de bonbons en forme d'oeils ou ce genre de choses. « Oh… Je pensais qu'on allait dessiner des zombies, » dit Ambre, l'air déçue. Jade hocha la tête, un peu défiante ; et Lukas- Lukas hésita. Ils n'avaient pas de quoi faire du glaçage. Alors, qu'est-ce qu'ils pouvaient utiliser pour- oh. « On les décorera avec les bonbons qu'on récupérera pendant la chasse, alors, » et aussitôt, leurs visages s'illuminèrent. « Pas la peine de les faire en formes bizarres, alors, » il avait craint que ce soit trop compliqué pour eux, de toute façon, « on en fera juste quatre petits et on verra lequel est le plus monstrueux, » et il appuya sur sa voix en se penchant vers elles, leur tirant des rires (trésors de sa vie).

Ils se répartirent les tâches, Ambre chargée de couper le chocolat en morceaux, le plus facile (il refusa catégoriquement de lui céder un couteau) et Jade censée préchauffer le four puis sortir le beurre et une casserole ; pendant ce temps, Lukas ajouta sucre, oeufs puis farine à son saladier, le mélangeant tant bien que mal avec leur vieille cuillère de bois ; lorsqu'Ambre eut fini, il récupéra le chocolat en morceaux et les laissa se chamailler pour l'honneur de touiller la pâte tandis qu'il le versait avec le beurre dans la casserole qu'il mit à "feu doux" – il ne savait jamais exactement ce qu'était "très doux", et n'osait pas monter la température au-delà du tout premier cran.

La préparation fut rapide ; le plus drôle, aux yeux de ses soeurs, fut lorsqu'il les laissa beurrer le moule ; elles s'empressèrent de plonger les doigts dans la motte (Lukas grimaça, puis opta pour ne rien dire) avant de l'étaler un peu partout. Bon, leur gâteau allait peut-être flotter dans l'huile, mais au moins, il ne collerait pas au-

Clang.

Lukas fit un bond. C'est quoi ? On aurait dit un plat de métal s'écrasant sur le sol, mais le gâteau était toujours là, bien dans son moule, indemne et d'une jolie couleur marron (avec une coquille d'oeuf au milieu de la pâte, tiens, il allait devoir l'enlever) ; est-ce que c'était- non ; est-ce que ça venait de la chambre de sa mère ? Est-ce qu'il s'était passé quelque chose ? Est-ce qu'il lui était arrivé quelque chose ?, et il braqua ses yeux sur le couloir, les mains moites et le coeur battant de plus en plus vite. J'peux pas encore, il ne pouvait pas encore, il ne pourrait pas si c'était ce qu'il croyait, si c'était qu'elle était-

« Paladin, sérieux, t'aurais pu casser le chauffage, » râla Jade, un peu plus loin, sa voix lui parvenant comme de l'autre côté d'un tunnel. Paladin. Un bruit de métal. Paladin. Un bruit de- Oh. Oh, tout allait bien, en fait. Le rapace s'ébrouait maladroitement non loin du radiateur, confus et honteux face aux réprimandes de la petite fille ; et Lukas ferma les yeux, s'efforçant de se calmer peu à peu.

Ils sortirent de l'appartement sitôt qu'ils eurent mis le gâteau au four, vingt minutes seulement pour la cuisson, pile le temps nécessaire pour faire le tour de leur couloir sans alerter leur mère ni faire cramer le résultat ; masques de fantôme, Frankeinstein et squelette sur le visage, les vêtements plus ou moins assortis et une poche plastique Aldi en guise de panier, ils se dirigèrent vers la première porte et y frappèrent quelques petits coups, Charlie à demi-endormi avec eux. Lukas le tenait par la main, l'empêchant de trébucher – et sa "merveilleuse petite bouille" fut une grande alliée pour leur obtenir plus de bonbons. Dès que la porte se referma, Ambre et Jade se mirent d'accord pour laisser Charlie se mettre devant et lever ses grands yeux vers les adultes.

Paladin avait été laissé dans l'encadrement de leur porte d'entrée pour empêcher qu'elle ne se referme ; de temps en temps, Lukas lui jetait un coup d'oeil ainsi qu'un geste de la main, et l'oiseau répondait d'une trille enthousiaste, ses plumes d'acier luisant sous la lueur jaune des lampes du couloir. Charlie s'endormit presque sur place au bout d'un quart d'heure, et son frère aîné le hissa délicatement sur ses épaules, indiquant aux deux filles qu'il leur restait cinq minutes, maximum ; elles s'empressèrent de filer à la porte suivante, scandant des menaces enfantines à la grand-mère qui leur ouvrit pour récupérer un maximum de Dragibus. (Ambre s'écria aussitôt qu'elle voulait les roses, et Jade, par esprit de contradiction, décida aussitôt d'en enfourner deux dans sa bouche.)

Lorsqu'ils rentrèrent chez eux, avec à peine trois minutes de retard, le gâteau était presque parfait (les bordures un peu blanches et témoignant de l'abondance de beurre sur le moule) – Lukas le découpa en quatre, laissant ses soeurs décorer leurs parts avec leurs bonbons tandis qu'il partait coucher Charlie, le bordant délicatement avant de ranger sa part au frigo. Il l'aurait pour le petit déjeuner.

Et, ajoutant quelques crocodiles à sa propre part, il se laissa sourire peu à peu, admirant les chef d'oeuvres de ses cadettes – qui se disputaient les bonbons-zombies et les bonbons-fantômes, tout en abandonnant honteusement les bonbons-citrouilles à leur sort. (Il en fila un à Paladin, lequel traînait à côté de la table avec beaucoup d'intérêt, et rit quand celui-ci en piailla d'enthousiasme.)

Le gâteau était bon.

La fin de soirée les vit se blottir sur le canapé, Ambre dans le creux de son épaule et Jade calée dans l'angle, avec les pieds sur ses genoux ; elles discutaient des légendes et "on-dits" entendus à leur école – un Flamiaou mort-vivant qui abîmait les vitres tous les vendredi treize, une dame blanche qui sortirait d'un miroir si on l'appelait à minuit, ce genre d'histoires – et Lukas écoutait tranquillement, Paladin allongé devant eux. Il n'avait jamais vraiment eu peur de ce genre de choses. Peut-être qu'il était trop sceptique pour ça ; peut-être qu'il voyait les défauts de logique, ou peut-être qu'il avait simplement passé le point de craindre des racontars d'enfants.

Lorsqu'il avait peur, c'était comme une vague blanche, vive et forte, qui grimpait jusqu'à lui en paralyser les poumons ; lorsqu'il avait peur, c'était violent, c'était brutal, c'était un éclair d'énergie dans les membres mais l'impression d'être incapable de respirer, incapable de reprendre son souffle ; lorsqu'il avait peur, c'était comme courir un marathon tout en ayant la sensation de suffoquer. L'électricité lui intimait de bouger, bouge, de courir, de fuir ou bien de réagir ; de s'écraser, parfois, si ça permettait de lui sauver la vie (la vie). Elle lui criait de s'éclipser, que le gardien de sécurité l'avait vu, qu'un idiot de troisième le regardait mal, qu'un prof risquait de ne pas bien prendre son éventuelle question ou remarque en cours ; elle lui permettait de se faire tout petit, silencieux, de passer inaperçu, de se tailler un passage de souris dans un cortège composé de lions. Elle faisait trembler ses mains, elle murmurait à son oreille, elle brisait ses côtes et elle assourdissait ses tympans ; elle gelait ses doigts et ses pieds, elle pinçait son plexus et piquait ses membres – mais elle le maintenait à flots, pic d'énergie après pic d'énergie, et Lukas- Lukas n'était pas certain de la détester autant qu'avant.

C'était épuisant, de détester son quotidien.
(J'ai toujours peur.)

« J'vous ai déjà raconté que la famille précédente qui habitait ici a disparu du jour au lendemain ? »

Ses mots établirent un silence brusque, les deux petites filles le dévisageant avec des yeux écarquillés. Arceus, ce que c'était difficile, de ne pas sourire lorsqu'elles avaient l'air presque terrifiées. « ...Non, jamais, » dit Ambre, d'une toute petite voix. Jade croisa les bras, comme pour nier que l'anecdote (montée de toutes pièces) risquait l'effrayer, et leva le menton. « Il s'est passé quoi ? » Lukas se pencha en avant et baissa la voix. « En fait, un soir d'Halloween, ils faisaient la chasse aux bonbons, quand ils ont entendu des bruits de pas… Et, le soir, une fois rentrés, l'une de leurs enfants a décidé d'aller voir. »

Jade se pencha aussi, pendue à ses lèvres. Ambre se recroquevilla un peu, cachant son visage contre son bras. Lukas se sentit brièvement coupable. « Elle est allée dans le couloir, elle a avancé… Et ils ne l'ont plus jamais revue. » Quelqu'un prit une brusque inspiration ; Lukas marqua une pause. « Ensuite, c'est l'autre petite fille qui y est allée… Pareil, elle a disparu, et personne n'a compris où elle était partie. Par contre, leur Ponchien, lui, avait senti la catastrophe, alors, quand leur grand frère s'est aussi levé pour sortir et aller chercher ses soeurs, il s'est mis à aboyer, très, très fort… »

Ambre se recroquevilla contre son bras, et Lukas décida d'arrêter de suite la blague, passant une main au travers de ses cheveux. « Et alors ?, » fit Jade, les yeux rivés sur lui. « Et alors, le grand frère s'est tourné vers le chien de la famille, et il lui a dit… » Silence. Un temps. Jade pleine d'impatience. « Il lui a dit ..? »

Lukas se laissa finalement sourire. « Il lui a dit : je t'ai eue ! » La main libre en avant, il ébourriffa les cheveux de sa soeur, riant lorsqu'elle se mit aussitôt à râler, se plaignant que c'était pas marrant et qu'il était trop nul. Trop nul, hein ? Il pouvait s'en contenter – tant qu'elles étaient heureuses, tant qu'elles mangeaient du gâteau aux bonbons et en gardaient les miettes sur les joues ;

tant qu'il était capable de préserver leur innocence.