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Les bâtiments planent au-dessus d'Enid, qui ne se sent que plus minuscule encore. La carte entre ses doigts pourrait tout aussi bien être écrite en russe. Il faut bien le reconnaître. Elle est perdue. Dans son sillage, Cosmos s'amuse à sauter de dalle en dalle - il y en a au moins une des deux qui passe un bon moment. Enid, elle, est épuisée. Tout va très vite. Trop vite. Les visages anonymes passent sous ses yeux à une vitesse vertigineuse - et la boule d'angoisse dans le creux de son estomac l'empêche ne serait-ce que d'oser s'approcher d'un-e passant-e pour demander son chemin. Va-t-elle errer encore longtemps dans les rues animées et chaudes de New Pyra ?
Après ses cinq mois passés à explorer Anthos et sa faune, la voilà prête à s'attaquer à Haptos et son désert. Du moins, elle aimerait être prête à le faire : la vérité, c'est que les préparatifs sont encore longs. Il lui faut une nouvelle paire de chaussures, plus adaptée à la marche dans le sable - car ses tennis en toile ne feront pas long feu, ici. Des vêtements couvrants, afin de survivre aux rayons agressifs du soleil qui, ici, ne risquera certainement pas de l'épargner malgré ses yeux larmoyants. Une nouvelle gamelle pour Cosmos, car sa compagne a voulu jouer au frisbee avec quelques semaines plus tôt et l'a tout simplement envoyée valser dans un ruisseau beaucoup trop loin pour pouvoir la récupérer (inutile de dire qu'Enid a été totalement blasée). Un nouveau sac de couchage, puisque le tissu de l'actuel a été complètement rongé par les trop nombreuses nuits passées dans les forêts d'Anthos (sans parler de la pluie, qui a rouillé la fermeture éclair).
À cela s'ajoutent les vivres : le stock de baies préférées de Cosmos a été réduit à peau de chagrin, tout comme ses conserves et snacks qui ne lui tiendront plus que quelques jours à tout casser. Une nouvelle boîte de crayons. C'est qu'à à force de dessiner, annoter, faire des croquis, Enid a complètement usé les siens : la voilà réduite à reporter ses observations à l'aide d'un reste de crayon de papier taillé à l'usure, qu'elle peine à tenir entre ses doigts pourtant très habiles. Un nouveau carnet ne serait pas de trop non plus : les pages sont remplies à la vitesse de l'éclair, à l'instar de sa vie qu'elle s'évertue à reprendre en main. Un livre sur les espèces propres à l'île ne serait pas de trop : cela l'aiderait grandement dans ses recherches.

Enid aimerait pouvoir mettre la main sur tout ça, sereinement. Mais pour cela, encore faudrait-il qu'elle puisse se repérer. New Pya est grande, animée, et angoissante. Sous son unique oeil brûlant auréolé des rayons du soleil, elle se sent rapetisser, écraser. On aurait pu penser que cinq mois seules à Anthos lui aurait forgé plus de caractère : la vérité, c'est qu'Enid est toujours aussi hésitante qu'au premier jour. Les mots, souvent, peine à franchir la barrière de ses lèvres, sons translucides aussitôt happés par l'air ambiant. Les interactions avec les locaux, bien que cordiales et polies, lui sont (souvent) lourdes et plus stressantes qu'autre chose. Pourtant, elle n'a pas le choix. Elle doit bien se reposer sur les habitants de Lentis pour ne pas se faire avoir par les secrets de la région.
Pendant plusieurs jours, Enid s'est préparée à son arrivée à New Pyra. Maintenant qu'elle s'y trouve, elle se retrouve paralysée par sa grandeur. Elle ne sait même pas par où commencer. Quelle zone pourrait-il commencer par explorer ? Et comment s'y préparer ? L'endroit n'a rien à voir avec Verpré, où elle s'est aussitôt sentie à l'aise (peut-être parce que ses fleurs et ses champs lui rappelaient son village natal). New Pyra, elle, suinte d'un demi-million de ses pires angoisses. Les sourcils, froncés, laissent passer le regard consciencieux qui tente de déchiffrer la carte qui lui fait face. "Tu penses qu'on devrait commencer par quoi?" demande-t-elle finalement à Cosmos qui lui répond par un regard vide. Great. Elles ne sont pas sorties de l'auberge.

Cosmos réagit bien avant elle et pousse un petit "couac". Ses grands yeux blancs et vides se posent derrière elle. Enid se retourne finalement, alertée par le comportement de sa compagne. Son regard croise celui d'une jeune fille, fuyant derrière les lunettes qui trônent sur son nez. Elle approche. Et Enid, elle, n'a pas le temps d'essayer de reculer. Elle ne peut que se préparer psychologiquement à l'échange auquel elle ne pourra échapper. La jeune fille est bien plus jeune qu'elle, c'est sûr. Elle ne devrait pas se sentir aussi intimidée, Enid.
Pourtant, c'est plus fort qu'elle. Il y a toujours cette angoisse dans un coin de son estomac, prête à lui retourner tous ses organes. Cette angoisse qui l'assaille de "et si?", comme si la moindre conversation pouvait tourner au vinaigre pour x ou y raison. Pourtant, elle n'a rien à craindre ici pas vrai ?

Pas vrai ?

Les déambulations dégoulinantes de dépit démolissent le tableau défaillant. Désormais défaitiste, le désespoir la déplume de toute détermination. Peu animée par la défiance, c'est un déferlement de pensées décolorées qui la déchire, se déchaîne dans son univers déconfit, défini par un tas de vieux souvenirs décrépis. Habituée aux débris de déni, désintérêt, parfois même dédain, Enid est désarçonnée - décorée d'un sourire défait, décousu. La délivrance pointe le bout de son nez. S'agirait-il de l'instant décisif marquant la fin de ses déboires ? Un coup d'oeil lancé à la dérobée délie la langue. "Euh… excusez-moi ? Désolé si je vous dérange, mais, euh… vous… enfin, j’ai l’impression que vous êtes un peu perdu… vous… euh… auriez besoin d’un coup de main ?" Enid cligne des yeux, surprise d'entendre du japonais, habituée au français et au grec qui animent la région. Si elle perçoit un léger accent dans le japonais, il n'est pas si mal puisqu'elle parvient à le comprendre aussitôt.
Un semblant de soulagement vient alléger ses épaules - mais l'angoisse est toujours là, elle. Enid observe la jeune fille en face d'elle, avec un peu plus d'attention. S'arrête sur ses doigts, qui se tordent dans tout un tas de direction - ils font miroir aux siens, qui pourraient tout aussi bien s'emmêler autour de la carte qu'elle tient dans ses mains. They might not be so different, after all.

Les lèvres de l'herboriste se fendent en un sourire pincé, qui vient étirer la peau de son visage. La désagréable sensation que son masque invisible craque chaque fois qu'un semblant d'émotion vient briser la fine pellicule de sel le recouvrant. "Oui je ne sais pas trop où aller .... Je ne suis pas vraiment du coin et c'est ma première fois ici." Silence. Cosmos s'approche de l'interlocutrice, s'asseoir par terre et la fixe. Awkward. Elle se sent obligée de combler le silence. "C'est grand, je me suis laissée facilement impressionner." C'est le cas de la dire. Quelques bâtiments, et la voilà toute déboussolée. L'impression de revivre sa première fois à Féli-Cité avec son père : un cauchemar. "Je suis ici pour explorer la zone mais je ne sais pas vraiment par où commencer .. " Et voilà la panique qui remonte. Elle ferme les yeux et souffle un coup. Elle ne va pas encore se laisser avoir par ses vieux démons qui ne veulent pas lui lâcher la grappe. Certainement pas. (Plus facile à dire qu'à faire). "Est-ce qu'il y a une zone commerçante dans la ville ? J'ai des achats à faire d'abord mais il y a tellement de rues que j'ai perdu le fil ..." Autant commencer par l'essentiel. Elle s'approche un peu et lui montre sa carte, pour qu'elle puisse la lui indiquer dessus afin qu'elle puisse l'annoter sur le papier.  "Merci beaucoup." ajoute-t-elle ensuite, après un court moment passé à étendre la carte. Sigh.

Une seconde passe, puis deux. "Oui, la ville peut avoir quelque chose de… étouffant par moment…" Étouffant. C'est ça le mot. C'est même encore un peu faible à ses yeux - les bâtiments et l'énergie lui ont aspiré toutes son énergie à l'instant même où ses yeux se sont posés sur la ville.
Pas de réponse de la part d'Enid, qui se contente de hocher de la tête avec ce rictus gêné collé sur le visage, à cheval entre le sourire et la crise de larme.

Les interrogations reviennent au galop. That was a stupid idea. You should've stayed home. Do you really think you can handle all that? (Ça fait déjà six mois, ça doit bien compter pour quelque chose pas vrai ?).

Elle n'est pas complètement une ratée, pas vrai ? (Elle essaye de se rassurer).

Son attention se porte sur la jeune fille, plutôt que sur les pensées négatives qui l'assaillent (toujours prêtes à s'introduire dans ses insécurités, ses hésitations : ne demandant qu'à se nourrir de ses zones d'ombre, les faire grandir pour avoir toute une zone de son esprit à gangréner librement). "Oh, si vous cherchez un endroit pour faire des courses, je peut vous conseiller d’aller au Mastodonte. C’est un très très grand complexe, ou on trouve un grand centre commercial." C'est parfait. C'est exactement ce qu'il lui faut !

Elle va pouvoir faire tout ses achats centralisés dans un seul bâtiment. Cela lui permettra économiser une quantité astronomique de temps, d'énergie et aussi de trouver - "Le… Le seul défaut c’est… que c’est souvent assez bondé… - Oh .. je vois." L'excitation retombe bien assez vite.

Ça n'est pas une surprise, après tout. Mais l'idée même de voir affronter une mare de monde la démoralise d'avance (se perdre dans une mare de corps jusqu'à perdre toute perception du sien).

La déception prend le dessus sur l'angoisse, mais Enid se contente de hocher de la tête aux paroles de la bonne samaritaine. Cette dernière ne peut, de toute façon, pas voir la vie quitter petit à petit son regard, car elle est trop occupée à pointer sa carte pour l'aider à se repérer dans cette jungle de ciment. "C’est… le gros bâtiment… ici sur votre carte… vous pouvez y aller à pied… c’est… pas hyper loin. Mais… si vous avez trop chaud, ou pas beaucoup de temps, il y à l’option du métro mais… ce sera probablement bondé aussi… " Un long frisson lui parcoure la colonne vertébrale. Elle n'a jamais été une grande fan du métro (trop bruyant, trop agité, et beaucoup trop prisé par des personnes qu'elle préférerait éviter).

Enid pense à devoir se résoudre et se forcer à affronter tout ce qu'elle déteste (bien à contrecoeur), sous les conseils de la locale qui a l'air de bien savoir de quoi elle parle. Mais cette-dernière ajoute quelque chose qui lui offre, peut-être, une porte de sortie. "Mais sinon… vous pouvez trouver d'autres magasins aux alentours du centre ville, mais… se sera un peu plus espacé… et un peu plus loin…Vous… vous cherchez des choses en particulier ?" La jeune fille prend son rôle de guide improvisé très au sérieux. Tant bien qu'Enid se sent obligée de la remercier, encore. "Merci beaucoup pour votre aide. J'espère que je ne vous prends pas trop votre temps ..." La peur d'être une nuisance, toujours. De faire perdre du temps aux autres.

Ce genre de craintes pèsent toujours au-dessus de son épaule.

Elles ne veulent décidément pas la laisser en paix.

Enid annote sa carte des informations qui lui ont été (gentiment) partagées - puis se mordille la lèvre inférieure, hésite. Est-ce qu'elle ne va pas trop la retenir ici ? Peut-être qu'elle a des choses importantes à faire ! "Il me faut surtout de quoi me préparer à visiter le secteur." Trouver des instruments qui pourront lui tenir les cinq moins prévus dans Haptos. Pas de la ferraille qui va la lâcher au bout de quelques jours.

Son budge va définitivement y passer.

"Je m'intéresse à la flore de la région, on revient tout juste d'Anthos ..." Un regard Cosmos à ses pieds qui s'amuse à jouer avec ses lacets (qui ont déjà beaucoup trop vécu). "Et comme ici les paramètres sont totalement différents, je dois revoir tous mes outils." "Différent" est un euphémisme. L'environnement ici et à Anthos n'ont absolument rien à voir, à commencer par la météo et la chaleur.

Oh.

Une idée lui vient. "Est-ce que vous connaissez une boutique qui serait reconnue dans le milieu ? Le genre qui serait assez prisée par des explorateurs, ou des rangers. Pour le camping, l'exploration ... Quelque chose du genre ?" Il doit bien y avoir ça ici, pas vrai ? C'est sûr ! Une grande ville comme New Pyra doit forcément prévoir le coup. Elle est loin d'être la première exploratrice / touriste, et ne sera certainement pas la dernière non plus.

Emportée par ses paroles, elle se rend compte qu'elle a passé la vitesse supérieure dans son débit. Peut-être un peu trop ? "Désolée, je suis allée un peu vite. Je parle français aussi, si jamais." ajoute-t-elle, troquant alors son japonais natal pour la langue de Lentis.