Menu

J’ai toujours aimé l’odeur de poussière et d’humidité.
Elle me renvoyait à une époque où le monde était empreint de légèreté, me rappelant que la vie n’avait pas toujours été telle qu’elle l’était aujourd’hui… Qu’un jour, nous avions été heureuses et complètes ; membres d’une famille qui ne s’était pas effritée sous la colère de Lentis. Désormais, rien n’était moins certain.
Je revoyais en elle les souvenirs que je ne voulais plus porter, les larmes que nous ne parvenions plus à faire couler… Et derrière la peur que je couvais d’être oubliée, je l’enviais de les croire vivants alors qu’ils nous avaient été arrachés.
C’était ça, mon quotidien ; une ode à toutes ces réminiscences que je craignais d’être la seule à porter.

Prenant une grande inspiration, je laisse mon regard caresser tendrement les allées exiguës jonchées de vieilleries. Je sais.
Je sais que je devrais prendre le temps de ranger, d’installer tes tablettes et des présentoirs qui permettraient aux clients de mieux circuler au travers le bordel que j’ai instauré… Mais il y a dans ce chaos quelque de doux et d’attendrissant ; comme si cet endroit était une véritable caverne d’ali baba et qu’on ne savait jamais avec exactitude quelles trouvailles on en tirerait. En y mettant de l’ordre, je nourrissais la peur de rendre la visite trop prévisible et monotone.
Après tout, ce n’étaient que des vieilleries ; des babioles d’un autre temps, susceptibles de ne plaire qu’aux quelques illuminés qui s’intéressaient réellement aux souvenirs que nous avaient laissés les premiers hommes, comme Lentis les avait nommés. Ma réputation n’était plus à faire et, pourtant, je vivais dans la crainte qu’un jour, il n’y ait plus que moi pour les aimer.

Les journées étaient souvent plus calmes qu’animées ; trahies par le passage de quelques touristes qui avaient fait l’erreur de se perdre dans les rues malfamées de notre cité bien aimée. Généralement, ça ne menait pas très loin, ces visites furtives: plus curieuses qu’intéressées.
C’est la raison pour laquelle je redresse à peine la tête lorsque la cloche tinte à l’entrée. Instinctivement, mes doigts glissent vers mon portable, prête à composer le numéro d’Ashe si, encore une fois, je caresse la visite d'un abruti venu troubler le calme que j’ai créé ici bas. J’ai cessé de faire semblant, de vouloir acheter la paix s’ils n’ont que l’anarchie à m’offrir.

Je stoppe toutefois rapidement mon geste lorsque mes yeux croisent les premières mèches de ta chevelure rousse entre les allées. Amusée, je sens le calme me gagner ; imperceptible, mais bien présent. Prostrée derrière mon comptoir, je dépose doucement mes coudes sur celui-ci en cherchant ton regard ; tu n'étais probablement pas grand chose, qu’une autre perdue parmi toutes les autres… Mais j’aurais mis la clé sous la porte depuis une éternité si je m’étais offert le luxe de juger tous mes clients de cette manière, condamant mon entreprise sous les présomptions honteuses.
Bienvenue, ma voix chantonne dans le silence.
Même si certains mots et tonalités trahissent les restes d’un passé que j’ai résolument tenté d’effacer, je suis contente de tout le travail réalisé pour en arriver à un tel résultat… Je ne me suis jamais sentie aussi moi-même que maintenant ; humaine et complète dans un monde qui m’a créée imparfaite.
Puis-je faire quelque chose pour vous aider? Surtout, n’hésitez pas à bouger quelques trucs si vous souhaitez fouiller plus en profondeur… Il y a tellement d’objets ici que je ne sais même plus où tous les ranger, amusement.
Parce que ma mère m’a toujours qualifiée d’amasseuse compulsive et que c’est en voyant l’état de ma boutique, l’amour de ma vie, que je réalise qu’elle n’avait pas complètement tort. J’ai tellement voyagé dans le désert, dégottant autant de raretés que mes bras pouvaient en porter, que j’ai arrêté de compter.

Préférant me rappeler que le loyer ne me ferait jamais l’honneur de se payer seul…

On m’avait souvent qualifiée de cupide — soulignant l’amour démesuré que je portais aux biens de la terre, croyant que je perdais forcément de vue l’essentiel ; une autre connerie spirituelle…
(Un message glissé entre deux traits maladroits stipulant que le bonheur se trouvait dans la recherche de soi — que les matérialistes étaient nécessairement en proie au vice.)
C’était sans doute vrai ; je nourrissais bien plus d’intérêt pour les vieilleries qui couvraient le sol du Fil du Temps que pour les gens qui s’agglutinaient tout autour de moi… Or avaient-ils oublié, au moment de juger mes plus infimes choix de vie, que j’avais trop longtemps été rejetée par ceux que j’étais désormais censée aimer ?
(Que je gardais sur ma peau le tranchant de leurs yeux ?)
On se construisait avec les cartes que la vie nous avait distribué ; même si cela valait le prix de quelques ratés — d’innombrables bavures dans notre immensité.

Heureusement, j’étais tranquille ici.
Lorsque les curieux te ressemblaient ; qu’ils s’avançaient sans faire de bruit, déambulant au travers les rangées sans savoir quelle attitude adopter. L’expérience, en bon professeur, m’avait appris à ne rien abandonner de valeur — à masquer mes plus belles pièces pour que personne ne soit tenté de me dévaliser… Et pourtant, je tenais à chacun de ces objets comme s’ils étaient miens.

Comme si je n’avais jamais eu l’intention de vous les rendre ; de les laisser gratter quelques pages d’histoire à vos univers tendres.

Au bout de quelques secondes, entendant ta voix s’étendre dans le silence de la maisonnée ; je relève doucement la tête, cherchant du regard l’objet qui t’a gagnée parmi tous mes trésors damnés.
Contournant le comptoir, je m’avance d’un pas léger — si tu savais à quel point j’ai perdu le fil de mon inventaire ; à quel point il serait facile de prendre sans se faire prendre. J’apprécie les clients honnêtes, ceux qui ne s’entêtent pas à profiter de mon manque flagrant d’organisation pour vider les caissons.

Celle-ci ?, m’interroges doucement, tendant une main vers l’accessoire qui a animé les premières lignes de ta convoitise.

Boîtier dans la paume de ma main, je te fais signe de me suivre alors que je regagne mon poste de garde. Je connais la procédure par coeur ; des années passées à en assimiler chaque subtilité, comme s’il s’agissait d’un rituel à la précision chirurgicale — au risque d’y passer.
Déposant la montre non loin de moi, je me penche tout juste assez longtemps pour attraper un vieux cartable aux centaines de feuilles empilées, certaines ayant même été gagnées par l’humidité ; leur offrant de ce fait une charmante teinte jaune et une texture gondolée.

Doucement, mon doigt glisse le long du papier alors que mon regard voyage entre l’item et les lignes écrites. Ce n’est qu’au bout de plusieurs pages qu’enfin, je m’arrête.
Voyons voir…, murmure intrigué.
Je l’aurais vraisemblablement acquise lors d’une vente aux enchères de successions… Ça ne fait pas très longtemps d’ailleurs, mais on m’a dit que l’engrenage avait été probablement été abîmé par un grain de sable. Je devais passer chez l’horloger du coin pour la faire réparer, mais l’occasion ne s’est pas présentée.
Du moins, c’est ce que mes notes indiquaient.
Même si je me spécialisais dans l’héritage des anciens, je devais reconnaître l’importance des encans pour ma carrière ; c’étaient essentiellement grâce à eux que je pouvais payer les soins d’Olena.

Je n’étais pas en droit de les sous-estimer ou de lever le nez sur le format.

Elle t’intéresse ? Je peux te faire un prix, vu son état…

Tu sais…
J’aurais tant souhaité pouvoir te raconter l’histoire de chaque objet.
Pouvoir te décrire exactitude la vie qu’il a connu et tout le chemin qu’il a parcouru… Hors, je sais que c’est impossible. Même si je les aime tous individuellement, je suis forcée d’admettre que j’ai probablement oublié l’existence de la moitié d’entre eux — les condamnant dès lors à un simulacre d’existence sous trois centimètre de poussière.
Non. Vraiment. Je ne peux faire que des suppositions.
Je peux te dire que, selon le style, les marquages sur le cadran et les poinçons cette montre doit avoir une trentaine d’années et qu’elle est probablement de conception unysienne, mais est-ce vraiment suffisant pour rassasier ta curiosité ?
J’en doute.

Et pourtant, ça ne t’empêche pas d’esquisser un sourire au moment de m’annoncer ton intention de l’acheter. Satisfaite, je referme doucement la boîte que je fais tourner entre mes doigts quelques secondes — tout juste assez longtemps pour en admirer la surface légèrement éraflée et la texture en simili-cuir.
C’est un bel objet. Je regrette de ne pas être passée chez l’horloger avant d’en avoir conclu la vente. La prochaine fois, je veillerai à ne pas repousser.
Te regardant déambuler entre les allées, je repose ta trouvaille sur la tablette derrière moi puis range distraitement mon registre sous le comptoir. C’est tranquille, aujourd’hui.
… Enfin, tranquille ; ce l’est toujours.
Le Fil du Temps n’est pas reconnu pour son achalandage et je lui en suis bien reconnaissante. Si ce n’étaient des touristes qui s’invitent parfois par dizaines, je pense que la grande majorité de mes journées se dérouleraient dans le calme et la solitude qui me sied bien. Vraiment. Il suffit parfois d’un seul bon client pour assurer la pérennité de la boutique et —

Bref. Comme tout le monde, j’ai ma clientèle et mes habitués.
(Des mordus d’histoire qui ne peuvent s’empêcher de tout acheter.)

Wow… vous avez de belles pièces, vraiment. Ça doit être bien comme métier, non ?
Surprise, je relève doucement le regard dans ta direction afin de mieux saisir l’objet de ton attention.
C’est très agréable oui, à condition d’aimer vivre dans le passé…, et de ne pas trop savoir quoi faire de l’avenir.
Déposant doucement mes coudes sur le dessus du comptoir puis mon menton sur le revers de ma main, je te fixe quelques secondes avant de continuer.
Et d’avoir les poumons solides.
C’est peut-être pour cette raison qu’Olena, malgré son soutien indéfectible, ne m’avait jamais vraiment comprise. Après tout, quel genre d’énergumène pouvait s’épanouir dans la poussière et les vieilleries ? J’aidais à la survie d’une époque que je n’avais connue et d’une histoire qui ne serait jamais la mienne. Pourquoi ?

Quel bon vent t’amène par ici dis-moi ? Si je puis me permettre, excepté si on est à la fois touriste et paumé, on rentre rarement ici par simple accident…
La boutique était imbriquée dans une ruelle somme toute assez peu fréquentable et, je le savais mieux que quiconque, un premier regard dans sa direction suffisait à leurrer tous les curieux de l’univers : il n’y avait rien à voir ici.
… Alors comment ?
Et surtout, pourquoi ?